Plaçant le tango, ses passions et ses mystères, au coeur de cinq nouvelles jouant de la science-fiction et du fantastique, un recueil surprenant de ruse et de beauté.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/25/note-de-lecture-
le-tango-des-ombres-jean-francois-seignol/
Recueil de cinq nouvelles, paru en mars 2022 dans la collection Freaks des éditions Æthalydès (où l'on avait déjà goûté les excellents «
Lettre au recours chimique » de
Christophe Esnault et «
Seins noirs » de
Watson Charles), «
le tango des ombres » est le premier ouvrage publié en volume personnel (après une dizaine de nouvelles parues en revue ou en anthologie depuis 2003) de
Jean-François Seignol. Ingénieur-chercheur, spécialiste des ouvrages d'art (ici au sens travaux publics du terme) et de résistance des matériaux, il nous invite en beauté à découvrir la manière dont sa passion communicative du tango, chanté, dansé ou source d'inspiration littéraire, peut s'inscrire dans une authentique démarche spéculative, empruntant avec allégresse certains des codes les plus subversifs de la science-fiction et du fantastique (dont il est par ailleurs un critique à l'oeil ô combien averti, exerçant notamment sur noosfere).
La nouvelle qui ouvre le recueil et lui donne son titre, de loin la plus longue avec ses 80 pages, est certainement la plus emblématique de l'ensemble : sous couvert d'une méthodique mais quelque peu inattendue infiltration policière au long cours d'un club de tango qui ne semble pas être ce qu'il prétend être, «
le tango des ombres » nous confronte à un État policier virulent, résurgence cybernétique de la terrible dictature argentine, qui ne tolère le chant et la danse que dans la mesure où ils ne sont que divertissement, alors qu'ici le tango est bien devenu tout autre chose – même si ce n'est pas du tout ce que la lectrice, le lecteur ou le policier en charge du dossier peuvent imaginer initialement (quel superbe retournement final !).
« La nuit où tu m'aimeras » organise un magnifique et inquiétant télescopage entre la vie et la mort du mythique
Carlos Gardel, les mystères et les quasi-superstitions qui l'entourent, pour en saisir certains interstices propices, et le désir tout contemporain qu'éprouve un jeune homme venu apprendre le tango à Buenos Aires pour une jeune Autrichienne suivant les mêmes cours que lui. Dans cette béance, quelque chose d'un
E.T.A. Hoffmann rendu frénétique par la lancinance d'un 78 tours d'époque s'est engouffré.
« Candombe » réussit une assez incroyable transposition de la puissance subversive des danses, chants et rituels du candomblé brésilo-argentin – en en pimentant la puissance de quelques chevauchées nocturnes résonnant aussi avec le vaudou haïtien ou la santeria cubaine -, sous le signe d'une conception écologique radicale et inattendue, à l'ère partiellement prévisible de l'exploitation minière acharnée des exoplanètes et autres satellites, en une torsion des rapports de production que ne renierait pas
China Miéville et une anthropologie exotique et rusée digne du
Gene Wolfe de «
La cinquième tête de Cerbère ».
Surprenant travail du doppelgänger et de l'imagination au fond des milongas parisiennes, « Paso doble », peut-être plus littéral que les quatre autres nouvelles malgré son exacerbation psychologique et fantastique, m'a sans doute moins convaincu au sein du recueil, mais « le flot », pour conclure l'ouvrage, instille les touches finales d'une folle poésie au bord du gouffre, transformant le néant fascinant du trou noir en un événement mathématique et physique aux multiples résonances intimes et politiques, avec des accents insolites et d'une profonde beauté qui évoquent par moments la flamboyance fatale du « Aniara » de
Harry Martinson.
La lectrice ou le lecteur seront comme moi particulièrement impressionnés par la fusion équilibrée à laquelle parvient ici
Jean-François Seignol : en profond passionné du tango sous tous ses aspects techniques, historiques, culturels et symboliques, il en intrique le caractère au sein de narrations éminemment rusées qui sont tout sauf des prétextes. Ici, le tango (ou son équivalent dans chacune des cinq nouvelles) est le personnage central, celui qui porte les autres et les pousse à donner le meilleur d'eux-mêmes, pour notre plus grande joie. Comme le dit avec beaucoup de justesse
Catherine Dufour dans sa belle préface : « le mélange des deux thèmes, un avenir à bout de souffle où sévit encore et toujours l'éternelle agressivité des rapports humains et la grâce du tango, au seuil duquel les couteaux s'émoussent et retournent au fourreau, est un mélange plus qu'étonnant : il est détonant. Il apporte enfin à la science-fiction, souvent braquée sur la technologie et la politique, une dimension affective, esthétique, musicale et érotique qui manquait. Et c'est ce qui fait de ce recueil une oeuvre indispensable. »
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