Asie du Sud-Est : Enjeu régional ou enjeu mondial ?

C'est leur mode de consommation qui caractérise avant tout ces nouvelles classes moyennes. Ce qui pourrait sembler banal en Occident revêt en Asie du Sud-Est une signification particulière: l'organisation d'une bonne part de la vie sociale autour des "malls", ces grands centres commerciaux dont le modèle est venu d'Amérique. Les plus récents sont édifiés à la périphérie immédiate des capitales, comme le complexe de Taman Anggrek, sur une bretelle d'autoroute à l'ouest de Jakarta. Niché au coeur d'une ensemble résidentiel compact de trois ou quatre tours - pour classes moyennes bien sûr -, il représente assez bien l'un de ces nouveaux temples de la consommation qui poussent en Asie du Sud-Est; entièrement climatisé, ce qui constitue déjà une rupture avec l'environnement, propre voire luxueux, l'ensemble comprend six niveaux donnant sur un espace central haut comme une cathédrale, régulièrement animé de spectacles en tout genre. Grands magasins, restaurants et boutiques variées meublent les galeries, et une patinoire occupe presque entièrement l'un des étages supérieurs. Les marchés et les rues commerçantes ne manquent certes pas dans la capitale indonésienne mais ces "malls", symboles de la modernité, résument le nouveau consumérisme.
Les "malls" d'Asie du Sud-Est ont été étudiés, mais aussi dénoncés. A Bangkok, où ils sont devenus les principaux lieux de promenade, les dirigeants bouddhistes se lamentent sur ces nouveaux temples qui rivalisent avec les leurs. Des chercheurs ont tenté de cerner leur fonction sociale: à Singapour, la cause est entendue, le "shopping" constitue le passe-temps principal. Mais ailleurs aussi, et de plus en plus; plutôt conçus pour les riches, les "malls" attirent une clientèle de flâneurs beaucoup plus large, qui regardent sans acheter, comme au spectacle - comme à la télévision aussi, puisque les spots publicitaires, essentiellement ciblés sur les nouvelles classes moyennes, les invitent à s'y rendre. Ces lieux magiques contribueraient ainsi fortement à la différenciation sociale et à la construction d'une nouvelle identité.

"L'Asie n'existe pas." En suggérant cette idée au détour d'une interview, Pierre Gourou, l'un de ses plus grands géographes, pointait l'absence d'unité civilisationnelle dans ce que l'Europe veut voir comme un même et unique continent? D'ailleurs, pris séparément, les Chinois, les Japonais ou les Indiens se sentent-ils "asiatiques" au sens où les occidentaux l'entendent? Rien n'est moins sûr, ou alors il s'agit d'une réappropriation récente: dans les années 1990, des personnalités japonaises comme malaisiennes, c'est-à-dire assez éloignées culturellement les unes des autres, théorisent l'existence de "valeurs asiatiques"; selon elles, l'Asie, forte de ses traditions, allait trouver son unité dans son dynamisme, en particulier autour d'un Japon porteur du message postmoderne que tous attendaient - il ne serait alors pas dit que la mondialisation passerait inéluctablement par une occidentalisation de la planète.

L'Asie du Sud-Est se trouve aujourd'hui face à des défis majeurs, dont certains, fondamentaux, ont tendance à passer au second plan. L'année 2020 est ainsi souvent citée comme objectif pour la libéralisation des échanges dans la zone pacifique ou comme ligne d'horizon d'une Malaisie enfin Industrielle; c'est aussi la date prévue pour une pénurie de riz à l'échelle de toute l'Asie. La majorité des Asiatiques sont encore paysans mais les surfaces consacrées au riz se réduisent avec l'urbanisation, et tous consomment la céréale: cette dimension oubliée risque de revenir sur le devant de la scène. Les calculs des experts estiment qu'il faudrait pouvoir passer de 10 à 13 tonnes à l'hectare, en riziculture inondée, pour que les pays asiatique puissent alors faire face. Même si personne encore ne semble se référer aux OGM, l'IRRI travaille déjà aux Philippines sur un "super-riz" qui reverrait au musée celui de la "révolution verte"...

Qu'est-ce qu'être singapourien, a récemment demandé le principal quotidien national à plusieurs jeunes étudiants? Un certain Frederick Wong, de l'université technologique de Nanyang, résume l'état d'esprit: il ne regarde pas la télévision locale, soutient des équipes de football britanniques, mange des sushis japonais et des steaks, regarde le théâtre taiwanais et bavarde sur le Web avec des amis de Hong Kong, sans rien trouver qui s'attache vraiment à Singapour. Il ajoute: "Je ne peux quand même pas dire à un ami étranger que je suis fier d'être singapourien seulement pour nos 10% de croissance." (The Straits TImes, 20 février 2001).

"Dans la revue Harpers, Jeff Ballinger calcule que ls 20 millions de dollars attribués annuellement à Michael Jordan correspondent à près de 45 000 ans de travail d'une ouvrière de Nike en Indonésie."