Le bonhomme n'est pas du style croisières en Méditerranée ou farniente sur une plage des tropiques. Avec Tesson, il faut de l'aventure, de la vodka, des potes, des distances, un ciel haut, des intempéries.
A l'occasion du bicentenaire de la retraite de Russie, il va convaincre 4 acolytes de se joindre à lui pour effectuer en side-car Oural le même trajet que l'armée napoléonienne de manière à s'imprégner de ce qu'ont pu vivre les grognards de la grande armée en déroute. Il va donc avec intelligence mêler des faits historiques, s'appuyant sur les écrits de Caulincourt, général et homme de confiance de l'empereur et du sergent Bourgogne avec son propre récit de voyage.
Imaginez-le pilotant de jour comme de nuit, en aveugle, les lunettes embuées sur une moto qui continue de rouler même avec 80% de ses boulons, évitant de peu les camions russes, bravant le froid avec l'aide de la vodka sans jamais s'apitoyer car ce n'est rien à côté de ce que les soldats ont vécu : l'horreur de la guerre, la faim ou le typhus. Et le déshonneur d'avoir suivi leur chef dans ce bourbier. Par excès de confiance, Napoléon a négligé les conseils de ses généraux à propos de l'hiver en Russie. L'intendance suivra. Mais l'intendance n'a pas suivi et ce fut une boucherie.
A l'heure du conflit en Ukraine, cette lecture prend un relief particulier.
Challenge multi-défis 2022.
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Y en a qui se passionnent pour la philatélie, l'art contemporain ou le macramé. Sylvain Tesson, lui, ce sont les vieux side-cars soviétiques (qu'il préfère nommer "motocyclette à panier adjacent"), la vodka et les épopées napoléonniennes.
Chacun son truc.
Par conséquent, impossible pour lui de laisser passer le bicentenaire de la désastreuse campagne de Russie sans commémorer à sa façon (entendre : avec toute l'exhubérance et le brio qu'on lui connait) l'Empereur et ses grognards !
Départ de Moscou, donc, le 2 décembre 2012 (jour anniversaire du sacre de Bonapatre et de bataille d'Austerlitz) et direction Paris, pour une virée entre copains de 4000km, en side-car et sous la neige, s'il vous plait !
Si le projet est dément, le style de Tesson, son érudition teintée d'humour et les mille anectodes qu'il nous livre sur cette tragique débâcle militaire le sont tout autant !
Bicorne sur la tête, drapeau français en étendard, le voilà lancé sur les traces de ces milliers de soldats qui vécurent l'enfer pour la gloire de l'Empire, et qui à l'en croire rôdent encore en fantômes le long des routes. Comme à son habitude, l'écrivain-baroudeur ne fait pas les choses à moitié. Il s'immerge complètement dans le mythe, projette sa machine dans le glacial hiver russe, s'imbibe d'alcools divers et s'émeut à chaque étape du parcours de voir les pneus de son side-car se superposer à l'endroit même où passèrent les patins du traîneau imperial. Magnifique contact quantique, superbe conjonction spatiotemporelle. Son casque de moto devient cellule de méditation : "les idées, emprisonnées, y circulent mieux qu'à l'air libre".
Jamais avare d'aphorismes et de jolies formules, Tesson narre comme personne cette débâcle, et nous aide à prendre toute la mesure d'une tragédie dont je ne soupçonnais pas l'ampleur.
Que d'atrocités, que d'erreurs statégiques et de vies sacrifiées ! Ils partirent 500.000 pour marcher sur Moscou, mais par l'action conjuguée du froid, de la faim, de la vermine et des brutales offensives adverses, il ne se virent que 20.000 "squelettes vivants" à traverser en toute hâte la Berezina, sous le feu nourri des troupes cosaques du général Mikhaïl Koutousov.
En parallèle de cette funeste débandade, nous suivons avec beaucoup d'interêt le parcours épique et pétaradant à travers l'Europe de l'auteur et de ses amis, français et russes, tous plus fêlés les un que les autres. "Un vrai voyage [...], une folie qui obsède, [...] une dérive, un délire quoi, traversé d'Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac". J'ai adoré.
C'est aussi l'occasion pour Tesson de saluer le courage des hommes de cette Grande Armée (et de leurs chevaux, "les autres grands matyrs de la Retraite, que personne n'a jamais célébré à la juste hauteur de leurs souffrances") et surtout de nous interroger sur les définitions que nous donnons aux mots "courage" et "héroïsme" (cf. le petit extrait que je n'ai pu m'empêcher vous copier-coller plus bas).
Vous l'aurez compris : Bérézina n'a rien du récit historique rébarbatif ! Que vous soyez bonapartiste convaincu, expert en motocyclettes, globe-totteur en quête de sensations fortes ou simple amateur de belle littérature, vous ne devriez pas vous y ennuyer une seconde.
Sylvain Tesson est décidemment un voyageur passionné et passionnnant : espérons qu'il continue longtemps encore à nous trimbaler (dans son side-car ?) autour du globe pour d'autres belles aventures !
-----[ la petite réflexion-bonus ]-----
"Quel est aujourd'hui le terrain d'expression de l'héroïsme ? Nous autres, deux cents ans après l'Empire, aurions-nous accepté de charger l'ennemi pour la propagation d'une idée ou l'amour d'un chef ? Une mobilisation générale aurait-elle été possible en cette aube du XXIème siècle ? [...]
Etions-nous capables de cela ? de cette retenue, de cette acceptation ?
J'avais l'impression que non. Nous avions perdu nos nerfs. Quelque chose s'était produit depuis l'après-guerre. le paradigme collectif s'était transformé. Nous ne croyions plus à un destin commun. Les hommes politiques bablutiaient des choses dans leur novlangue à propos du 'vivre-ensemble', mais personne n'y croyait, personne ne lisait pus Renan et nul ne prenait la peine de proposer l'idée d'un roman collectif.
Qu'est-ce qui s'était passé pour qu'un peuple devint un agrégat d'individus persuadés de n'avoir rien à partager les uns avec les autres ? le shopping peut-être ? Les marchands avait réussi leur coup. Pour beaucoup d'entre nous, acheter des choses était devenu une activité principale, un horizon, une destinée. La paix, la prospérité, la domestication nous avaient donné l'occasion de nous replier sur nous-même..."
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