Pas un seul visiteur du matin ne regarde la ville autrement qu'à travers son appareil. La vie est un Photomaton. La mémoire des hommes serait-elle devenue à ce point défaillante qu'il faille archiver chaque instant ? Ainsi des voyages modernes: on traverse le monde pour prendre une photo. Il n'y aura plus de récits de voyage, seulement des cartes postales. (...)
Qu'a fait de mal le monde pour qu'on tire des écrans sur lui ? Seuls les enfants, les vieillards et les oiseaux regardent la vue de leurs pleins yeux. Ce sont les derniers êtres à qui il restera des souvenirs. (p. 72)
Les baleines sont les derniers poètes, elles sautent parce qu'elles sautent. Elles sautent. Elles sautent avec des raisons que nous ne saurons pas. Elles sautent sans raison. Mais nous autres, humains, sommes des comptables mesquins et nous voulons que tout effet possède une cause. (p. 92)
Les Berbères ont forgé de somptueuses expressions pour distinguer les nomades des sédentaires. Les premiers sont appelés "hommes de la lumière" parce qu'ils vivent sous le soleil. Les seconds sont les "hommes de l'ombre", car ils demeurent sous leur toit. (p. 159)
Je crois à la mémoire des pierres. Elles absorbent l'écho des conversations, des pensées. Elles incorporent l'odeur des hommes. Les pierres sauvages des grottes et les pierres sages des églises rayonnent d'une force mantique. On est toujours saisi quand on pénètre sous une voûte de pierre qui a abrité les hommes. (p. 115)
Ils (les arbres) sont mélomanes. Ils grincent, chuintent, bruissent. Leurs feuillages murmurent des secrets. Leurs troncs se plaignent de souffrances. Entrer dans la forêt, c'est s'installer sous l'orchestre. (p. 172)
Le passé est la porte de sortie des êtres mélancoliques.
Ma mère
La seule leçon que nous donnent les morts, c'est de nous hâter de vivre. De vivre plus, de vivre avidement. De s'échiner à un surplus de vie. De tout rafler. De bénir tout instant. Et d'offrir ce surcroît de vie à eux, les disparus, qui flottent dans le néant, alors que la lumière du soir transperce les feuillages. (p. 37)
Je rencontre le docteur et lui déroule la blague soviétique qui faisait se gondoler les moujiks sous Brejnev : « Un pessimiste dit : "C'est affreux, ça ne peut pas être pire." L'optimiste lui répond : "Mais si." »
Un jour, on trouvera que les tweets étaient incroyablement longs, qu'ils avaient quelque chose de proustien.
Sur la plage de Biscarrosse (Landes), une dame joue gaiement avec son enfant dans une baïne. Elle est recouverte de la tête aux pieds d'un somptueux niqab. Derrière elle, une copine − une sœur peut-être ? − patauge dans l'eau, intégralement voilée. On croirait qu'elles disputent une régate. L'homme de la famille se repose en slip, à l'ombre d'un parasol. Tariq Ramadan, dialecticien des palmeraies, expliquait l'autre jour à la télévision que voiler les femmes consistait à « protéger leur vertu ». Il eût fallu répondre à Tariq chéri qu'il a grand tort de prendre ses penchants cochons pour une loi commune, qu'il est temps de sortir de l'adolescence acnéique, que sa propre vertu de bellâtre (barbe de baryton, regard ourlé) n'est pas menacée par les femelles en rut (hélas ! pour lui), que nous autres mâles, ne sommes pas tous aussi excités que lui par nos glandes et que nous pouvons paisiblement soutenir le spectacle de milliers de femmes en maillot de bain s'ébattant dans l'écume. La preuve : sur les kilomètres de plages landaises recouvertes de corps joyeux, il n'y a pas l'ombre d'un malentendu, pas le soupçon d'une inconvenance. Penser que l'évolution darwinienne a fait péniblement sortir l'homme des flaques pour que la femme musulmane y retourne habillée et que joli Tariq dise pareilles foutaises... quel ennui !