Ne voulant pas avoir l'impression d'escalader l'Everest en espadrilles et sans entraînement (1), j'ai donc suivi le conseil de l'ami Jeranjou et lu quelques polars noirs avant de m'attaquer à ce monument (que j'ai acheté dans sa première traduction intégrale - autant faire les choses correctement !) de la littérature noire.
Munie d'un solide entraînement avec ces messieurs Winslow, Himes, Hammet, Hansen, Williams, Block,
Lehane, Johnson... j'ai chaussé mes crampons et escaladé ce monument du grand
Jim Thompson.
Alors, chocolat noir ou chocolat au lait ? (2) Nous allons l'analyser...
Tout le sel de cette intrigue se trouve dans le fait que c'est Lou Ford, l'adjoint du shérif, qui nous raconte ses tribulations... Nous sommes dans sa tête et notre narrateur à l'art et la manière de nous tenir en haleine.
Lou, il a l'air un peu simplet, un peu plouc sur les bords, on lui donnerait le bon Dieu sans confession... Heu ? Son âme est plus noire que du goudron !
Lou ne fait rien à moitié, d'ailleurs, monsieur a même deux gonzesses : Amy Stanton, "l'officielle" et Joyce Lakeland "une jolie pute". C'est d'ailleurs à cause de cette pute - qu'il saute allégrement - que son assassin s'est réveillé. Lou Ford a beau faire tout ce qu'il peut pour cacher sa véritable nature, les morts étranges s'accumulent autour de lui comme des mouches sur un étron fumant.
De plus, notre ami Ford possède déjà quelques cadavres dans son placard : un crime commis dès son plus jeune âge; son demi-frère, Mike, fut accusé et emprisonné à sa place. Ce qui le fiche en l'air, c'est la mort "accidentelle ?" du demi-frangin, après sa libération. Ajoutez à cela des relations assez difficiles (euphémisme) avec son père médecin (qui est mort) et vous avez presque cerné l'animal.
Niveau "traumatismes", on ne peut pas dire qu'il soit en manque.
Lou Ford a donc la rage envers Chester Conway, le magnat local de la construction. Pourquoi ? Parce qu'il le suspecte d'être responsable de la mort de son demi-frère. Sans compter qu'un syndicaliste lui fait comprendre que Conway n'était pas en règle dans le chantier que son demi-frère inspectait... À croire qu'il voulait que Ford déchaîne son p'tit killer !
Noir, ce polar ? Oh, pas tant que ça... Cinq morts : les deux premiers pour la vengeance et les trois autres pour se couvrir. On pouvait faire pire, non ? *air innocent*
Et puis, Lou est un personnage merveilleux : un assassin cynique, hypocrite, possédant une certaine propension à nier l'évidence, faisant preuve d'une froideur dans la préparation de ses crimes, possédant une assurance à toute épreuve, un certaine propension à baratiner tout le monde, le tout mâtiné d'un sentiment de puissance et d'impunité.
Monsieur sème la mort avec délectation car il a le sentiment d'être dans son bon droit.
Ben quoi, c'est pas sa faute, non, si tout le monde se met en travers de sa route ? Non, mais, allo quoi ? Sont-ils tous aussi cons d'aller poser leur cou sur le billot alors que Lou a une hache en main ?
Alors, vraiment un chocolat noir au-delà de 65%, ce roman ? Stop ! Avant de me faire descendre par Jeranjou qui pointe un révolver sur ma tempe, je peux vous l'avouer : ce polar, c'est "noir de chez noir" et garantit pur cacao à des hautes teneurs.
Le personnage de Lou Ford est magnifique de cynisme, plusieurs fois ses pensées m'ont fait osciller entre le rire nerveux ou l'effroi pur et simple.
La ville de Central City, la seule que Ford ait jamais vu de sa vie, est remplie de canailles, elle aussi : tout le monde sait que les notables de la ville se tapent la pute, mais tout le monde la ferme; les syndicats sont plus pourris que la bouche d'un vieil édenté; c'est Conway qui dirige la ville et tout le monde est à ses bottes, quant au procureur, il ne vaut pas mieux.
Notre assassin n'est que le reflet de ce que cette ville peut produire de mieux...
Ce n'est que sur la fin du récit que nous aurons tous les détails du "traumatisme" enfantin de Lou et le pourquoi il se sent obliger de tuer des femmes.
L'écriture est incisive, sans temps mort, suspense garantit, vous sentez la tension qui monte dans votre corps et vous ne savez pas ce que vous préféreriez comme final : la victoire de la police ou celle de Lou Ford...
Pris au premier degré, ce livre vous glace les sangs. Au second, ça va un peu mieux... Mais je termine tout de même glacée car à un moment donné, mon second degré s'est fait la malle (sur le final).
Verdict ? Un livre aussi bon, aussi fort et brassé avec autant de talent ne se déguste qu'avec sagesse.
(1) Jeranjou avait utilisé cette image qui m'avait fait beaucoup rire et je l'ai reprise (sa phrase était "Sauter d'un
Agatha Christie à un
Jim Thompson relève de l'ascension de l'Everest, en espadrille et sans entrainement").
(2) Jeranjou, toujours lui, avait écrit une belle critique en comparant ce livre à du chocolat noir ("au-delà de 65 % de cacao, amer et long en bouche, à déguster à petite dose, [ce qui] correspond évidemment à notre fameux polar").
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