Sans doute en cours d'écriture à la mort de Chrétien de Troyes (aucune oeuvre contemporaine ne mentionne le récit complet), ce
roman semble à peine ébaucher la quête du Graal promise… Serait-on en face d'un début d'épopée ? La popularité de l'auteur, mais tout simplement les thèmes et la quête promises ont motivé de nombreux auteurs qui ont tenté d'en écrire la suite. En cela, le Conte du Graal représente à merveille la littérature du Moyen-Âge et sa composition très souvent collective (divers auteurs, puis conteurs, trouvères et jongleurs, qui écrivent, modifient, complètent, adaptent, traduisent ou transcrivent… et réalisent une légende ou constellation d'ouvrages – complétés d'illustrations, de peintures, de broderies, sculptures… chaque poète se permet d'ajouter un épisode inédit). C'est sans doute le roman, la légende, qui a marqué et imposé la vision des chevaliers jusqu'à aujourd'hui. L'imaginaire du temps des chevaliers est vendu aux enfants comme partie de l'histoire du Moyen-Âge. Films, Playmobil, déguisements, jeux de société… La féerie qui habite le récit a inspiré la naissance du genre de l'heroic-fantasy, les plus célèbres représentants étant
le Seigneur des anneaux de
Tolkien et le Trône de fer de George R.
R. Martin. Pourtant, on sait très bien, que d'un point de vue historique, le monde des chevaliers ainsi présenté n'a jamais existé (« ça ne s'est pas passé comme ça », comme le dit Therry Jones des Monty Mython dans le documentaire Sacré Moyen-Âge, 2004). Pourquoi donc cette affabulation ?
Les figures héroïques de la chevalerie sont effectivement fausses mais ont pour objectif essentiel d'influencer les comportements, de diffuser un nouveau modèle positif du seigneur noble, de manière à changer la société de Cour. Les chevaliers de la cour d'Arthur se battent contre d'autres chevaliers sans valeur (mauvais) – il y a une allégorie du combat culturel que mènent les troubadours pour l'éducation de leurs pairs (C'est pourquoi Don Quichotte de
Cervantès, tout en se moquant de la fausseté des
romans de chevalerie, souligne la noblesse et la richesse du rêve naïf et utopique de Quichotte). Comme l'explique bien
Tzvétan Todorov dans
Critique de la critique (1984), le discours littéraire a davantage à voir avec le discours de croyance, mythologie, fable…, qu'avec le discours de vérité, histoire et sciences. Il a donc pour fonction de représenter, d'exprimer les aspirations, les rêves, les ressentiments, des hommes, davantage que leur réalité.
Les chevaliers, bien que de familles importantes, recevaient alors peu d'éducation, ils ne connaissaient pas le latin ou très peu, ne savaient donc ni lire ni écrire. Ils étaient plutôt des militaires, préoccupés d'expéditions visant à l'enrichissement, à l'accroissement du domaine de seigneurie… Et quand ils revenaient de guerre, ils festoyaient dans des banquets dignes de nos ancêtres les Gaulois. Ils n'allaient à l'Église que pour suivre les traditions et non pas foi. Les valeurs chrétiennes avaient peu cours sur le champ de batailles : l'on épargnait les ennemis seulement dans le but de réclamer rançon. Les chevaliers s'occupaient peu d'aller délivrer des princesses enfermées dans des tours ou de faire une cour avancée à des femmes mariées, les mariages étant souvent arrangés pour raisons politiques, empêcher une guerre étendre un domaine et donc concurrencer celui d'un autre seigneur, les autres femmes étaient du butin de guerre ou se prenaient si l'occasion se présentait… En cela, malgré les exagérations, le monde de la chevalerie était mieux représenté par les chansons de geste, les milliers de morts, le patriotisme et les alliances, les vengeances et les trahisons, les croisades pour raison politique ou d'enrichissement… Comment réformer cette culture de la virilité, de la possession par la violence, du machisme du plus grand territoire et de la plus grande lance ?
La courtoisie qui s'exprime dans les
romans de chevalerie est un mouvement culturel visant à passer de l'aristocratie militaire (légitimation des privilèges par la force) à une aristocratie de l'éducation (légitimation par l'éducation) : la parole sûre et prudente, la politesse, la galanterie, la pitié, la charité chrétienne, la défense du bien et des faibles…
Perceval ou le Conte du Graal est à sa manière un roman d'apprentissage. Apprentissage des codes de la chevalerie et de la Courtoisie chrétienne. le personnage de Perceval est un jeune homme, grandi dans la naïveté, loin du monde militaire. Il a ainsi le coeur naïf, pur. Il représenterait volontiers le lecteur ou le jeune noble auditeur du roman mais sa totale naïveté le place également dans une position d'objet de moquerie. le comique du roman, tel que serait celui de Candide, ou celui d'un
Pierre Richard, est basé sur le rire provoqué par l'inadaptation du personnage à cet environnement. Son comportement fait rire même les jeunes qui ont tout de même une idée du monde de la chevalerie. Il va recevoir les apprentissages de la vie et de son rôle social, par les conseils de sa mère et du maître chevalier Gornemont, par la leçon de ses propres erreurs et par le modèle d'un chevalier comme Gauvain. Ce sont ainsi différentes méthodes pédagogiques qui opèrent : l'amour maternel (instruction traditionnelle par l'amour et l'autorité familiale) marque la sensibilité du jeune Perceval, l'autorité de l'expérience du vieux chevalier, l'apprentissage par l'action et par la leçon de l'erreur, le modèle de Gauvain le parfait chevalier. Une dernière technique d'apprentissage pourrait être la révélation : que ce soit l'apparition du roi pêcheur qui pourrait être simplement vécue comme un rêve, ou le signe de l'hirondelle blessée dans la neige qu'on pourrait ne pas voir, l'extraordinaire bouleverse le jeune et doit l'amener à un autre niveau de sensibilité, d'amour et d'ambition, un esprit supérieur doté des valeurs chrétiennes. le Graal, qui deviendra concrètement un symbole chrétien (le saint calice) dans l'oeuvre de Robert de Boron, n'est-il pas logiquement le symbole de l'accession à un autre niveau de l'humanité ? Au début du roman, Perceval est moqué alors même qu'il possède les valeurs guerrières tant reconnues de son époque, mais celles-ci le mènent à l'échec et au malheur. Il ne triomphera et ne deviendra légende qu'en portant à travers sa quête du Graal les valeurs de la courtoisie et de la chevalerie.
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