Si vous n'aimez pas
Lisa Tuttle, passez votre chemin. Si comme moi par contre, vous êtes sensible à son style, ce roman vous comblera.
En effet, ici il ne s'agit pas de nouvelles mais bien d'un roman pour lequel l'auteure reprend tous les ingrédients qui font la force de ses nouvelles.
Elle s'empare d'un moment du quotidien, nous plonge dans la vie de son héroïne ( qui est loin d'en être une tellement elle ressemble à n'importe qui), et y introduit très lentement et tout en finesse, un élément surnaturel perturbateur, une touche fantastique qui va bouleverser à jamais la petite vie tranquille de Sarah. Il faut préciser que celle ci sort tout juste d'un deuil amoureux et qu'elle a bien du mal à s'en dépétrer. Comme la plupart d'entre nous cela dit au passage, et pour peu que l'on veuille bien se regarder dans une glace une minute quand il s'agit de sentiments! l'élément donc surnaturel va donc être incarné par cette maison qu'elle va habiter, et qu'elle aura choisi auparavant sur un coup de coeur. Tous les questionnements habituels du sujet sont bien présents : la santé mentale de Sarah, les hallucinations, le glissement infime qui s'opère entre surnaturel, réalité et psychologie, sans oublier la touche féministe toute particulière de l'auteure. Pourtant son propos est ailleurs.
Car à travers son personnage et sa souffrance, son incapacité à accepter la réalité, l'auteure interroge notre rapport aux autres en traitant des thèmes aussi variés que le deuil, le dépit amoureux, la folie, la solitude, la vengeance, l'amour charnel, le viol ( physique et psychologique). Elle rend son propos toujours diffus en cultivant sans cesse l'incertitude; elle joue sans cesse sur plusieurs tableaux, laissant à son lecteur l'opportunité d'interpréter comme il l'entend. le rapport entre Sarah et son démon ( intérieur? bien réel? la maison?) est toujours équivoque. Il est à contrario très clair que celui ci abuse d'elle, que leur relation frise le viol, parfois totalement charnel et parfois apparenté à du harcèlement psychologique. Cette ambiguité joue également sur le comportement de Sarah qui, à l'égard de son démon ( son bourreau), adopte des attitudes qui s'apparente fortement au syndrome de Stockholm ( lorsqu'une victime développe une sorte d'empathie pour son ravisseur). Ce démon, qu'il existe réellement ou pas est peu important, va devenir l'incarnation de sa lutte contre elle même, contre ce désir ardent de retrouver celui qu'elle a perdu.
Lisa Tuttle explore différentes expressions de ce désir et passe en revue toute la panoplie des émois charnels que peut ressentir une femme dans la souffrance. Elle développe également une ambiguité sur ce point là puisqu'elle se sert du personnage du démon pour apporter de l'eau au moulin de la réflexion. le désir inassouvi de Sarah est il de son fait, de sa souffrance ( de sa folie?)? Est ce le démon qui la pousse dans cette voie là et qui la rend dingue? Ou est ce le fait de cet homme désormais hors d'atteinte qui se joue d'elle? On voit bien que, fidèle à ses principes et à son habitude, l'auteure interroge ici les rapports homme/ femme. Son penchant féministe rejaillit mais sans jamais tomber dans l'excès. Une féministe qui se respecte ne défendra pas la cause des femmes en esmaculant la gente masculine... Même le dénouement qui paraît évident, laisse une grande part d'incertitude et laisse le lecteur dans une immense expectative. Car
Lisa Tuttle a cultivé l'ambiguité tout au long du roman, subtilement et intelligemment. Et c'est justement dans cette petite marge de manoeuvre que le lecteur peut expérimenter ses propres idées sur la question. La frontière est toujours floue, confuse, mystérieuse et obscure. Cette limite toujours incertaine fait la force de ce récit ainsi que celle des nouvelles de
Lisa Tuttle, et qui définit son style si particulier.