Carnet de voyage sur le Canal des Deux-Mers en 1906

En 1906, un jeune négociant russe, Igor Tymaïev, doit quitter Bordeaux pour rentrer à Odessa. La Russie connait les premières secousses révolutionnaires avec la révolution de 1905 et ses suites. A regret, sur l'injonction de son père, il rejoint le port de Sète où il doit s'embarquer pour l'Ukraine. Mais, délaissant le train trop rapide, il choisit de voyager avec les mariniers sur le canal du Midi.

Son journal, retrouvé dans des archives familiales, est publié en 2002 par les éditions Loubatières, agrémenté de cartes postales de l'époque, et d'une photo susceptible d'être celle de l'auteur, en jeune dandy plongé dans la lecture d'un livre.

Entre le 12 septembre et le 24 octobre 1906 le jeune commerçant note, au jour le jour, tous les détails de son voyage, les paysages traversés, la vie autour du canal, dont l'activité est durement concurrencée par le train, les rencontres, ses humeurs. Petite à petit le portrait se superpose au paysage et révèle le caractère du voyageur. Impétueux, insolent parfois, toujours curieux, attentifs aux autres et aux humbles, bon vivant (il note la recette du cassoulet) mais exigeant sur son confort -il descend à l'hôtel aussi souvent que possible-.

Curieux de l'architecture du canal, des villes traversées, des innovations techniques (la tricyclette de Larroumet et Lagarde, joliment appelée la Va-bon-train, dont l'argument de vente est "qu'avec trois roues, on a une chance de moins de crever qu'à quatre !"), il s'intéresse à la langue parlée et apprend la prononciation de l'occitan (Paulhan se prononce Paulian). Il calcule précisément les revenus d'une ouvrière pour en conclure qu'ils ne peuvent assurer sa subsistance. Il admire les lavandières et goûte les proverbes du bon sens populaire. Hostile au mariage, il préfère fréquenter les maisons spécialisées, par exemple celle de Mme Georges, à Agen, le dimanche 30 septembre : "les seize lignes qui relatent la soirée sont barrées, mais déchiffrables avec un peu d'attention" dit une note en bas de page.

Igor Timaev a-t-il lu le journal de Samuel Pepys ? La lecture de son récit procure un contentement du même ordre, pour l'auteur et pour le monde qu'il évoque.

Le carnet s'achève sur une lettre envoyée avant son départ pour la mer Caspienne, dont le double y était annexé. Adressée à un ami visité au cours du voyage, la lettre lui relate une rencontre amoureuse avec une jeune sauvageonne sur la plage de Cette (selon l'orthographe de l'époque). Ensorcelé, Timaev envisage de l'emmener en passager clandestin sur le paquebot vers sa nouvelle vie... C'est alors, mais alors seulement, que le lecteur se met à douter de la véracité du récit et du voyage. La lettre est si joliment tournée, la rencontre est si romantique ! Trop beau pour être vrai ?

On laissera volontiers, avec le mystérieux préfacier Amer Amilhat (autre pseudonyme), planer le doute sur la mystification, tant est grand le plaisir d'embarquer - et de se faire embarquer - dans cette traversée historico-touristico-littéraire, sur la plus délicieuse ballade sur le canal des deux-mers, machine à remonter le temps...

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