le roman s'ouvre sur une artiste peintre vieillissante, vivant recluse au Nouveau Mexique sous un nom d'emprunt. Lorsqu'elle est approchée par une journaliste qui tente de percer sa véritable identité et les sombres secrets qui entourent son passé, on pense un peu à l'amorce du "Treizième conte" de
Diane Setterfield. Mais là où le personnage de Vida Winter se confiait de son plein gré à la biographe invitée sous son toit, celui de Sylvia Wren se claquemure encore un peu plus dans sa maison, fuyant les courriers de la reporter en même temps que les souvenirs qui resurgissent. Souvenirs qu'il faut endiguer ou contrôler d'une façon ou d'une autre : tels des spectres vengeurs d'avoir été tenus à distance trop longtemps, ils viennent tambouriner chaque nuit à sa porte, espérant se frayer un chemin à l'intérieur. La solution prend la forme d'un carnet où la narratrice va pouvoir confier sa mémoire, coucher sur le papier sa vérité : celle des filles Chapel et de leur seule survivante. Une histoire de princesses qui attendent dans leur tour d'ivoire que leurs princes charmants viennent les cueillir (dans tous les sens du terme possibles – car n'ont-elles pas toutes des noms de fleurs ?). Une histoire qui ressemble à la parfaite image d'Épinal des années 1950, à l'atmosphère poudrée et aux couleurs saturées du Technicolor. Une histoire, l'autrice ne le dément pas, qui prend lentement la tournure d'un conte à la Sarah Winchester, cette célèbre veuve aux talents de spirite qui avait fait bâtir une maison monstrueuse pour y abriter les fantômes des victimes de la carabine inventée par feu son époux.
Des fantômes ? Il y en a assurément dans cette histoire, bien qu'ils prennent souvent des contours flous. Ceux des souvenirs qui nous hantent, ceux des mensonges qu'on feint d'ignorer et ceux des désirs qu'on combat aussi ardemment qu'ils nous brûlent. Des spectres, il y en a aussi : en songe, sous la forme d'une robe de mariée portée par un mannequin sans tête, comme un funeste présage de ce qui attend les filles Chapel. Des spectres comme ceux que Belinda prétend voir entre deux crises de folie dans le boudoir où elle passe ses journées comme ses nuits. Au croisement de ces éléments d'une inquiétante (mais délicieuse) étrangeté qui donnent toute sa saveur à ce roman, "
Les voleurs d'innocence", conte sociétal aux accents gothiques, narre ainsi l'étrange histoire de filles que le mariage – et surtout la nuit de noce – voue à une mort quasi-immédiate, aussi spectaculaire que brutale.
Adoré de nombreux lecteurs, ce deuxième roman de
Sarai Walker en a aussi laissé perplexes de nombreux autres : 600 pages et aucune explication quant à la cause réelle de ces morts pas plus qu'à l'origine de cette prétendue malédiction. Mais est-il nécessaire de savoir ? "Pique-nique à Hanging Rock", autre bijou gothique aux accents féministes, a montré que non, bien au contraire. En ne révélant rien des rouages à l'oeuvre (car, après tout, la vraie vie le fait rarement, nous laissant face à des éléments ou des signes qu'on s'échine toute notre vie à interpréter, en vain), l'autrice déporte les enjeux et l'intérêt de son roman ailleurs : non pas sur la scène d'une quelconque cohérence dramatique, mais vers une réflexion plus large, un espace où tout un chacun pourra projeter ses propres interrogations.
Car qu'il s'agisse d'un mauvais sort jeté par quelque esprit mort au champ de bataille sous les tirs d'une Chapel ou de l'accomplissement aussi implacable d'une prophétie auto-réalisatrice, le résultat n'en est-il pas tout aussi glaçant, voire plus ? Les symptômes des jeunes filles dans leurs derniers instants avant le trépas évoquent d'ailleurs furieusement l'hystérie selon ce bon vieux
Sigmund Freud, nous invitant ainsi à envisager la possibilité d'une interprétation psychanalytique. Dans un monde et une époque gouvernés par les hommes où la femme est sans cesse objectivée, quels échappatoires lui reste-t-il, si ce ne sont la mort ou la folie ? Une brèche, peut-être, subsiste encore, celle de fuir et réinventer sa vie.
En bref : Conte gothique hanté par les fantômes réels et les spectres métaphoriques, "
Les voleurs d'innocence" mêle l'atmosphère poudrée des années 50 américaines au goût de cendre qu'a laissé la guerre derrière elle. Ajoutez-y celui du sang des filles Chapel, symbole d'une condition féminine vouée à une totale abnégation, et vous obtiendrez cet étrange et fascinant roman, au croisement de "
La maison aux esprits" d'
Isabel Allende et d'un livre de
Shirley Jackson. Venimeux et captivant.
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