« Vers le Phare » présente au lecteur, transcendé par l'écriture, tout un monde de lumière et de rêverie; le roman anime son intériorité faisant advenir des sensations toutes personn
elles ; il met en branle sa pensée d'un ailleurs réel ou fantasmé ; il ouvre à sa mémoire cet univers de nature, d'amitiés, d'enfance, d'odeurs et de sonorités oubliées. Mais l'intérêt de ce livre ne réside pas uniquement de ce qu'il y reconnait de lui-même, aussi de ce qu'il apprend de l'autre. C'est une société révolue, incompréhensible, empreinte d'idéologie victorienne, soumise au diktat du paraitre qui lui est également donné de découvrir. L'écriture chatoyante et légère de
Virginia Woolf génère incontestablement une émotion esthétique unique. Il y a un charme et une finesse des portraits doublés d'une solide composition du récit. Rien n'est péremptoire ici et lire ce texte c'est se laisser emporter au fil des mots, des échos et des images vers un sens en perpétuel devenir. Il existe indéniablement avec cet ouvrage un plaisir sensuel qui n'est pas réductible à la seule histoire racontée. le roman lu, compris, ne meurt pas à la dernière page. A nouveau parcouru, il renait à lui-même et redevient ce qu'il a été.
La mer semble se faire entendre tout au long. « Vers le Phare », sans histoire véritable, se présente sous la forme d'un triptyque. Il n'est pas une évocation de l'enfance à forte dimension autobiographique. Il n'est pas seulement le portrait de la mère et du père de l'auteure. Les pensées, les émotions, les désirs et les frustrations des personnages constituent la matière véritable et colorée de ces pages. le premier volet baigne dans la chaude lumière d'un soir de septembre. Les Ramsay, leurs huit enfants et quelques amis à la veille de la grande guerre séjournent sur une ile au large de l'Écosse. Des touches légères, fugitives paraissent composer le tableau : Mrs Ramsay est installée à sa fenêtre, une promesse de promenade au phare est faite au jeune fils, Mr Ramsay passe et repasse, un convive survient, un couple se forme et un autre pas, le diner rassemble la maisonnée. le court panneau central a lui au contraire la couleur très sombre d'une nuit de tempête et de cauchemars. le délabrement de la maison désertée dix années durant semble y figurer le processus de destruction du monde et de bouleversement de la famille. Il est l'évocation impersonnelle de la fuite du temps. le dernier volet enfin est éclairé par la lumière crue d'un matin tout neuf. La paix est revenue, la maison est remise en état, les plaies lentement se referment et sous le soleil l'expédition au phare peut être entreprise.
Dans le roman, le personnage Lily Briscoe, portraitiste, permet au texte d'acquérir une intéressante dimension réflexive. Son tableau constitue en effet la discrète métaphore de l'oeuvre littéraire. La forme du roman de
Virginia Woolf emprunte incontestablement au domaine pictural moderne les principes de son élaboration et de sa composition. L'artiste, pas plus que l'écrivain, ne cherche à peindre des portraits ressemblants, elle ne conçoit pas son art comme réaliste (l'excellente présentation de
Françoise Pellan permet de mesurer les décalages de la fiction d'avec la réalité autobiographique de l'auteure).
Elles rejettent toutes les deux le principe d'imitation comme principe esthétique fondamental et
elles donnent la primauté aux valeurs form
elles de l'oeuvre.
Virginia Woolf ainsi, par un long travail d'écriture, tente d'équilibrer les masses, l'ombre et la lumière, de mettre esthétiquement en correspondance les différents éléments du texte. Les portraits subtils, nuancés, contrastés de Mrs et Mr Ramsay s'établissent par découpes et constructions successives (cubistes ?). Les fractures du texte ne correspondent d'ailleurs pas forcément avec les ruptures spatiales ou temporaires ; certaines scènes s'étirent sur plusieurs sections qui ne se suivent pas toujours ; les points de vue narratifs ainsi varient. Cependant, l'exposé reste toujours fluide et élastique. Une scène discrètement fond dans une autre non située ; un niveau temporel glisse ailleurs sans heurt. Au fil de discours intérieurs, complétés par quelques rares gestes et paroles des uns ou des autres, les personnages se composent. L'auteure cherche à introduire la Littérature dans son travail, son roman si fragmenté, pense-t-elle, prendrait sans cela le risque de voir l'image d'ensemble indéchiffrée (en 1911, sur son tableau « le Portugais », Braque n'inscrit-il pas au pochoir des mots et des lettres ?). Ainsi, les citations et les références littéraires permettent à
Virginia Woolf d'objectiver les deux personnages que sont Mr et Mrs Ramsay,
elles permettent aussi de mettre en évidence la dissymétrie de leurs relations (les vers d'
Alfred Tennyson déclamés par Mr Ramsay sont l'allégorie, et de ses problèmes épistémologiques, et de la responsabilité supposée de son épouse ; le conte de Grimm lu par Mrs Ramsay quant à lui est le miroir de sa culpabilité). La première ébauche de Lily Briscoe reflète la dysharmonie de l'oeuvre en cours et c'est seuls les changements de perspective et l'équilibre des masses qui permettent de représenter le couple. Il en est de même pour
Virginia Woolf qui de cette façon parvient à recomposer le tableau du passé et à poser la touche définitive : « j'ai eu ma vision ».