Le livre de l'ambiguïté par excellence que cette Promenade au phare. Monique Nathan évoque dans sa préface « le seul roman de
Virginia Woolf qui fasse entendre en sourdine ce chant d'amour et de joie, le seul qui se termine autrement que dans l'angoisse d'une solitude implacable ». Pourtant, le roman teinté d'autobiographie de l'auteur décrit toute la difficulté des relations conjugales et familiales, comme le chemin très ardu de la création.
Mrs. Ramsay, accompagnée de son mari et de ses huit enfants, entourée de quelques invités, séjourne dans la maison de l'île de Skye qu'occupent les Ramsay l'été. La première partie du roman, intitulée La fenêtre, nous évoque une de ces journées estivales où le projet de faire le lendemain une promenade au phare est compromis par un changement météorologique. La déception du petit James est amplifiée par l'attitude de Mr. Ramsay qui refuse de laisser à l'enfant le moindre espoir sur l'excursion envisagée alors que sa mère lui parle d'un possible changement de temps. Délicatement,
Virginia Woolf nous dévoile la complexité des relations au sein du couple Ramsay. le professeur Ramsay est obsédé par son oeuvre à accomplir, le legs intellectuel qu'il laissera à la postérité. Sa famille est souvent pour lui un fardeau qui lui prend de son temps, de son énergie, et l'oblige à une course incessante aux subsides. Son impatience, son mécontentement se manifestent par de violentes explosions de colère et il jette les assiettes par la fenêtre quand un petit incident domestique ou culinaire survient. En réalité, c'est Mrs. Ramsay qui assure le poids de la gestion familiale.
Elle s'épuise à gérer un budget insuffisant pour faire face aux dépenses de la maisonnée (ah ! Les 50 livres nécessaires à la réparation de la serre dont elle n'ose parler à son mari et qui occupent sans relâche son esprit), à s'occuper de l'intendance (la délicieuse daube qui retiendra William Bankes, peu enclin à fréquenter les tablées familiales), tout en divertissant ses invités et surveillant sa nombreuse progéniture. Quand il lui reste un peu de temps, elle rend visite à des personnes dans le besoin ou tricote pour les pauvres. Bien souvent, elle vacille sous la fatigue et la lassitude qu'engendre son rôle essentiel dans les rouages domestiques et sociaux. Mrs. Ramsay n'a plus d'intérêt pour la lecture et se contente d'un vernis intellectuel, suffisant en société.
Virginia Woolf sait très bien montrer l'ingrate place qui est faite aux femmes dans la société victorienne. B
elles,
elles sont admirées, courtisées (Mr. Ramsay ne sait rien refuser à la jeune Minta Doyle). Communes,
elles deviennent transparentes, insignifiantes aux yeux des hommes (Charles Tansley ne reconnaît aucun talent créatif aux femmes et encore moins à Lily Briscoe qui peint). Mères,
elles sont parées de toutes les vertus domestiques, mais doivent avant tout servir le confort de leur époux (Mrs. Ramsay veille à ce que rien ne dérange la lecture ou les promenades de son époux), pire
elles peuvent mourir lors d'un accouchement comme ce qui arrivera à Prue Ramsay moins d'un an après son mariage. Mais,
Virginia Woolf reconnaît un pouvoir à Mrs. Ramsay, celui de refuser à son mari de lui dire qu'elle l'aime. Une sorte de chantage amoureux qui ménage son dernier espace de liberté et ôte à l'époux la plus précieuse parcelle de son pouvoir, au bout du compte, en laissant place à un doute.
La fenêtre est celle devant laqu
elle se tient Mrs. Ramsay et son fils James, en fin d'après-midi, c'est celle qui est ouverte non pas sur l'extérieur, mais sur l'intérieur familial puisque l'oeil qui observe, c'est celui de Lily Briscoe qui peint la scène depuis le jardin. Ici,
Virginia Woolf aborde le thème de la difficulté à créer et du regard des autres sur la création. Lily Briscoe est une jeune femme qui bute sur la manière de représenter exactement ce qu'elle conçoit. Elle est sans cesse trahie dans sa tentative d'exprimer de façon juste ce qu'elle veut. le jeune Charles Tansley, étudiant pédant et nécessiteux, méprise son travail non pas parce qu'il le trouve objectivement mauvais, mais parce qu'une femme est, selon lui, incapable de créer. Mr. Ramsay, trop préoccupé par sa propre oeuvre, ne voit rien. le seul qui regarde le tableau et essaie de comprendre est William Bankes, un ami de Ramsay, un veuf que Mrs. Ramsay aimerait rapprocher de Lily. Bankes est un esprit ouvert, prêt à discuter des hypothèses, à les étudier. S'il ne deviendra pas un mari pour Lily – qui ne le souhaite pas – il sera un ami fidèle, partageant avec elle visites et découvertes artistiques. L'autre figure de créateur qui traverse le roman est celle du vieux Carmichaël, homme solitaire, hôte silencieux de la famille, dont les poèmes connaîtront un grand succès après la guerre. Lily reconnaît que « Tous deux croyaient quelque peu à l'inutilité de l'action, à la suprématie de la pensée. » Alors qu' « on ne pouvait imaginer Mrs. Ramsay en train de peindre ou de s'asseoir pour lire toute une matinée sur la pelouse ». La troisième partie du roman, le phare, s'achève sur le tableau enfin abouti de Lily. « J'ai eu ma vision. » se dit-elle. Elle est arrivée à ce qu'elle cherchait, c'est ce qui compte. Elle comble le besoin qu'il y avait en elle d'exprimer une chose tout à fait particulière. Loin de se soucier de la postérité comme Ramsay : « On l'accrochera au mur d'une mansarde, songea-t-elle ; il sera détruit. Mais qu'importe ? » Mrs. Ramsay qui apparaissait jusqu'alors comme le personnage central du roman, s'efface car sa présence, son souvenir peuvent être dépassés par l'oeuvre elle-même.
La courte deuxième partie du roman, le temps passe, est merveilleuse de nostalgie, mais aussi de cruauté. La maison de vacances est désertée depuis des années,
elle se délabre peu à peu, plus aucun des Ramsay ne s'en préoccupe. Une brève indication entre parenthèses évoque la disparition de Mrs. Ramsay, mais aussi la mort de suites de couches de son adorable fille Prue et celle, à la guerre, de son fils aîné Edward. L'annonce sèche de ces morts est d'autant plus violente que
Virginia Woolf en les ramenant à un élément insignifiant dans le flot des événements de la vie, montre la vanité humaine à croire au bonheur. Mrs. Ramsay aurait voulu retenir le temps heureux de l'enfance pour chacun de ses enfants et c'est
Virginia Woolf qui convoque sa jeunesse heureuse avant que les deuils ne disloquent sa famille.
Justement, le Phare permet de mieux comprendre ce que devient la famille après l'épreuve des deuils. L'impatient Mr. Ramsay (soixante et onze ans) a convoqué James et Cam pour une promenade au phare. Adultes maintenant, les jeunes gens ont fait le pacte de ne rien céder au père dont ils haïssent l'autoritarisme. Sur le bateau, ils ne desserrent pas les dents, certains que leur père se conduira à son habitude, assenant certitudes et griefs d'un air maussade. Puis, cette certitude s'efface peu à peu chez Cam avant d'abandonner James quand le bateau arrive au phare : son père lui a enfin adressé un compliment ! L'amour laisse la place à la haine quand le père peut enfin laisser s'exprimer son affection pour ses enfants.