Une rencontre,
une voix mystérieuse,
et soudain, la foudre.
L'on ne présente pas
Marguerite Yourcenar, l'on ne résume pas ses
Mémoires d'Hadrien. L'on peut, si l'on le souhaite, les rencontrer. Car
Yourcenar est devenue Hadrien en lui prêtant sa voix. C'est ainsi que surgit, en plein vingtième siècle, la figure d'un empereur des débuts du second. Étrange alchimie où se mêlent vivants et morts, aristocrates bruxellois et empereurs quasi divinisés.
L'Hadrien des Mémoires est un homme complexe. Érudit, esthète, passionné de chasse mais ne voyant dans la guerre qu'un métier, amoureux épris de femmes et d'hommes mais dégouté de son épouse, s'infligeant une discipline de fer mais horrifié par les limites, contraintes et routines, il sait ne pouvoir réformer le monde mais veut l'améliorer. Ambitieux, passionné par la conquête du pouvoir, il se mue en despote éclairé dès qu'il a trouvé sa place, au sommet. Admirateur des philosophes et des poètes, il n'aime rien autant que régler des problèmes concrets. Un homme qui veut atteindre à une sorte de bienveillance universelle, pratique informée par la fréquentation assidue du bien, du beau et du vrai, et armée du pouvoir impérial. Une sorte de Jupiter éclairé, bienveillant ? Hadrien est ce que l'homme peut espérer devenir, s'il n'est assisté que de ses propres lumières, s'il ne peut s'appuyer sur aucune grâce supérieure à cette condition humaine que même l'empereur partage avec l'affranchi.
Pour ma part, je n'ai lu ce merveilleux roman ni comme un traité de philosophie politique, ni comme une étude historique du personnage d'Hadrien ou de son époque, mais comme une fiction littéraire, basée sur l'impressionnante culture classique de
Marguerite Yourcenar. Dès les premiers paragraphes, j'ai eu le sentiment d'entrer, non pas dans un texte, mais dans une oeuvre. Chaque mot est choisi, ciselé, peaufiné. Les phrases, courtes, dénotent un contrôle, une maîtrise du verbe qui n‘admet aucune emphase déplacée. Des paragraphes serrés, des chapitres qui ont des noms là où d'autres mettent des chiffres. La vision d'une vie, un panorama net et clair, sans concessions, sans amertume ni mièvrerie. Hadrien vu par Hadrien, quand il se voit tel qu'il voudrait être vu par son successeur. Même s'il admet quelques omissions, s'il demande pour lui-même la mansuétude qu'il dit avoir accordé à d'autres. Un homme presque sage, dira
Marguerite Yourcenar. Presque.
Je quitte ce livre sur l'image qui m'est venue à l'esprit au début de ma lecture : la scène initiale de l'Amadeus de Forman. Salieri, homme vaniteux, peu talentueux, aigri, se trouve à la fin d'une vie qu'il estime désastreuse. Aucune lumière dans l'esprit de cet homme qui, ayant raté même son suicide, se retrouve dans un asile d'alliénés. Un homme qui maudit le jour de sa naissance. Un prêtre essaye de le confesser, et bien vite la conversation porte sur la musique de Mozart. Et là, on voit ce teint cireux reprendre des couleurs, l'on entend la voix de Salieri s'adoucir, les gestes lui reviennent, il reprend figure humaine, et c'est avec une infinie douceur qu'il évoque une musique inconnue, inimaginable, une chose d'une beauté, d'une pureté au-delà de ce qu'il peut concevoir, imaginer, espérer même … C'est l'impression mystérieuse, magique que ce livre m'a fait. Un texte dont la beauté inexplicable m'a sidéré, et me laisse pantois. Ce que Cannetille appellerait “ Au-delà du Coup de Coeur”.