Première découverte de cette grande dame de la littérature française, première femme reçue en 1981 à l'académie française, que j'avais boudée jusqu'ici, sans doute trop jeune pour apprécier son style classique et un peu froid, presque sévère. Il me fallait lire Les Mémoire d'Hadrien pour apprendre à mieux connaître cette personnalité complexe.
Derrière la biographie historique, savamment documentée, où l'empereur romain, au crépuscule de sa vie, nous livre -comme à son successeur- ses ambitions, sa conquête du pouvoir, ses forces et faiblesses d'homme et de dirigeant, la force de ses passions, de ses amours, et ses angoisses devant la maladie et la mort, c'est bien Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de Crayencour, dans toute sa complexité et sa grande intelligence, qui nous éduque.
En effet, Les Mémoire d'Hadrien ne sont pas, pour moi, qu'un excellent roman historique nous plongeant dans l'antiquité romaine. Il s'agit aussi et surtout d'un essai philosophique, produit par une femme dont le père aura guidé avec amour l'éducation sans l'enfermer, qui se sera ensuite forgée elle-même, et entend transmettre à ses contemporains ses réflexions.
Ainsi, derrière les solides connaissances historiques et littéraires grecques et romaines, derrière la reconstitution crédible d'un empereur "éclairé" guidant son temps, s'impose une autre présence, forte et insistante : l'amatrice de théâtre, l'amoureuse de la poésie italienne, l'experte des mouvements philosophiques du XIXème, socialiste et anarchiste notamment, la femme curieuse aussi de culture orientale et engagée qui, dès le début des années 60, milite pour les droits civiques et pour l'environnement, parle à ses contemporains de l'après seconde guerre mondiale.En fait, peu importe qu'elle ait choisi Hadrien plutôt qu'
Omar Khayyam ou Zénon pour s'incarner, ces personnages partagent clairement avec leur hôtesse un regard à la fois lucide, tolérant et désabusé sur la condition humaine et des illusions "dont l'humanité semble ne pouvoir se passer".
Pour toutes ces raisons, je recommande évidemment la lecture de ce livre, mais m'inscrit en faux contre les commentaires de l'oeuvre que j'ai pu lire, soutenant qu'elle est parvenue à faire revivre Hadrien en ne lui faisant dire que ce qu'il aurait pu dire : moi qui ne la connaissait pas, j'ai ressenti dans ce roman biographique sa présence incontournable et son regard de modernité. le couple Hadrien Marguerite-savoureux quand on en sait un peu plus sur leurs préférences sexuelles et amoureuses respectives-, est équilibré, complémentaire, et chacun répond à l'autre par des traits de caractère complexes travaillés par la vie... même si, contrairement à son personnage, Marguerite vivra encore 37 ans après avoir achevé son livre.
C'est pour moi tout ce qui fait la richesse de ce roman. Moi qui croyait ne pas aimer les biographies, voici que je me découvre grâce à Babelio (ah ben oui tiens c'est classé roman biographique ...) un goût pour ce genre qui permet à l'auteur habile de proposer un jeu à trois, intégrant son double littéraire et historique dans son dialogue avec lecteur.
Porté au fil des pages par cette découverte du triolisme de l'intelligence et de la réflexion -et avec quels partenaires ! - je retiens cependant une expérience inégale, depuis la jouissance extrême lors de l'apprentissage du pouvoir par Hadrien, jusqu'à l'ennui passager lorsqu'il se passionne pour Antinoous, en passant par une période réfractaire douce et respectueuse, quand il évoque sa maladie et sa mort prochaine.
De plus, au début, le mélange des réflexions contemporaines de
Marguerite Yourcenar avec l'expérience antique d'Hadrien a pu me gêner, manquant sans doute de souplesse et d'ouverture d'esprit. Enfin, le style d'écriture de l'écrivaine reste assez classique et aride à mon goût. 4 étoiles donc, mais pas 5, pour ce néanmoins grand livre.