« le 4 Janvier 2018 : Dans le taxi qui me conduisait à l'aéroport, à 7 h 04, une alerte du quotidien israélien Haaretz s'est inscrite sur l'écran de mon téléphone, annonçant : L'écrivain
Aharon Appelfeld, lauréat du prix de littérature d'Israël, est mort cette nuit à l'âge de 85 ans ».
Cet ouvrage émouvant est tout à la fois un hommage et des confidences.
Valérie Zenatti s'épanche sur la perte de cet ami dont elle traduisait depuis 2004 tous les ouvrages, depuis le bouleversant «
Histoire d'une Vie ». Cette amitié inestimable venait de subir un arrêt sur image brutal. Elle se remémore cet état de sidération dans lequel elle a vécu les quelques jours qui ont précédé l'enterrement d'Aharon, cette perception d'une vie qui bascule dans l'inconnu avec l'annonce du décès de l'ami qu'elle avait espéré retrouver sur un lit d'hôpital à Tel Aviv mais qu'elle ne verra plus. le vide s'installe, le besoin de silence se fait prégnant jusqu'au dimanche des obsèques. Ce jour-là, il fait très chaud à Jérusalem. Toujours dans un état second, elle assiste aux obsèques et devant le corps frêle enveloppé dans son châle de prière, ses larmes se mettent à couler.
Ce n'est qu'à l'aéroport, sur le chemin du retour vers la France, que Valérie formulera la question qui fait mal, celle qui s'impose dans de tels moments « Je ne sais pas comment je vais vivre maintenant, tu vois, je ne sais pas comment vivre sans Aharon ».
« Qu'elle est lourde à porter l'absence de l'ami », ces paroles de Bécaud me viennent à l'esprit.
A Paris, vacillante, prise d'un tremblement qui allait crescendo, elle se relie dans son silence intérieur à Aharon. Elle évoque leur relation, la richesse de leurs dialogues, l'affection mutuelle qui les unissait, les conseils avisés que lui transmettait Aharon. du fil de sa mémoire, elle nous fait l'immense cadeau d'extraire de très belles phrases écrites par Aharon : ces phrases simples comme les écrivait Aharon, inspirées de son douloureux vécu, « J'en ai tant vu dans mon enfance, mais j'ignorais qu'il s'agissait de prodiges. Je marcherai d'un endroit à l'autre jusqu'à ce que je sois passé par tous les lieux où nous avons été et partout ceux sur lesquels j'ai entendu des histoires ».
Aharon, bien qu'écrivain, se méfiait des mots, ces mots qui peuvent trahir comme « les idéologies ont perverti le langage, quel plus grand mensonge que les mots Arbeit macht frei sur le fronton d'Auschwitz ». Elle retiendra cette méfiance.
Elle cherche l'isolement pour mieux recevoir la voix d'Aharon, retrouver sa sonorité, elle a tellement peur que cette voix s'éloigne avec les jours qui défilent. Elle ressent avec acuité la joie de l'avoir connu et d'avoir été aimée de lui comme sa propre fille. Il y a de la Lumière dans l'Obscurité et de l'Obscurité dans la Lumière se dit-elle. Vivre sans cet homme ravive la trace imprimée en elle. Elle est habitée par Aharon. Il n'avait qu'à lui exprimer une pensée, une phrase en hébreu, elle pouvait la traduire sans trahir son auteur, ils étaient comme des jumeaux, fusionnels et l'hébreu les rassemblait, cette langue qu'ils avaient tous les deux appris à l'adolescence, cette langue adoptive et adoptée, cette langue qui allait comme un gant à Aharon dont il disait ; « C'est une langue concrète, les phrases sont courtes, vont droit au but, sont dénuées de fioritures linguistiques. Il n'y a pas de sophistication, peu d'adjectifs, j'ai compris très vite que c'était une langue qui correspondait à ce que j'avais vécu. On ne peut écrire sur des grandes catastrophes avec des mots trop grands. »
Cette absence va la mener jusqu'à Czernowitz où Aharon est né en 1932. Cette ville, aujourd'hui ukrainienne, faisait partie de la Roumanie à cette époque. Il y régnait une grande effervescence culturelle, on y parlait entre autre l'allemand, il y régnait un petit air de Mitteleuropa. Valérie marche dans les rues enneigées, parfois dans l'obscurité. de la Synagogue à l'Eglise où se rendait Victoria, cette jeune domestique catholique qui a appris le Chema à Erwin (Aharon au temps du bonheur), d'un petit musée juif à de petites rues, elle tente de reconstituer la vie du grand écrivain, à l'imaginer, peut-on humer la présence de quelqu'un ? Ce qui interroge, ce sont les rencontres qu'elle va y faire dans une atmosphère qui flirte avec le fantastique comme cette enseigne de boutique au nom de Valérie. Mais c'est là, à Czernowitz, le 16 février 2018, pour l'anniversaire d'Aharon, que ses trembleront cesseront.
J'ai lu ce récit avec, de temps à temps, les yeux embués de larmes. J'ai une grande tendresse pour cet auteur, son écriture me touche, elle a une âme et je la reçois comme un présent. Ce livre, écrit par
Valérie Zenatti, condense à la fois le recueillement, l'affection, la puissance du lien par-delà la mort, le temps qui passe et qui se mêle à l'histoire d'un grand écrivain et de l'amitié indéfectible qui l'unissait à sa traductrice. Il méritait bien toute notre admiration ce grand homme. Tout au long de cette intimité entre Valérie et lui, j'ai apprécié de découvrir la sagesse nichée au creux des phrases d'Aharon, de participer à ses interviews ainsi qu'aux échanges entre Aharon et Valérie. Là, la traductrice ne s'efface plus devant son auteur, elle ne fait plus qu'un avec lui et elle cherche, aujourd'hui, à dégager les racines des thèmes de ses livres, c'est bouleversant et magnifique à la fois. Est-ce un Kaddish ou un mémorial au Grand homme ?