Publié en 1871, La Fortune des Rougon jette les bases de l'immense fresque sociale Les Rougon-Macquart qui compte pas moins de 20 volumes. Fidèle à la devise d'Apelle inscrite sur le mur de son cabinet de travail, Nulla dies sine linea,
Zola, en forcené de travail, publiera un volume chaque année jusqu'en 1893.
Dans ce premier tome, l'action se déroule à Plassans, petite ville fictive du sud-est de la France, où les républicains mènent une insurrection en réponse au coup d'Etat de Louis-Napoléon
Bonaparte.
C'est un roman foisonnant dans lequel
Zola fait de nombreux sauts dans le temps et où interviennent une foultitude de personnages, rendant parfois la lecture assez ardue. Cependant, on arrive à distinguer 4 thèmes principaux.
Le naturalisme :
Né du courant réaliste, le naturalisme veut parvenir en littérature à une rigueur toute scientifique en se basant sur la documentation et l'observation. L'écrivain s'attache à faire ressortir les conditions physiologiques et l'influence des milieux et des circonstances (sociales, éducatives, politiques...) qui selon lui déterminent l'individu.
A la suite des Goncourt,
Zola, d'abord influencé par
Taine puis surtout par les travaux scientifiques de Claude Benard sur la médecine expérimentale et du docteur Lucas sur l'hérédité, s'engage dès 1867 sur les voies du naturalisme. Pour lui, le romancier naturaliste est un expérimentateur dont la méthode consiste à vérifier les lois dégagées par l'observation.
C'est ce qu'il s'engage à faire avec les Rougon-Macquart en étudiant la destinée d'une dynastie familiale sur quatre générations dans les milieux où ses membres, porteurs de tares héréditaires, évoluent . D'ailleurs, l'un de ses personnages, le docteur Pascal, présent dans le premier et dernier tome de la série, est l'un des dignes représentants de cette médecine expérimentale : "Pascal l'écoutait en souriant; il examinait avec curiosité ses gestes, les jeux ardents de sa physionomie, comme s'il eût étudié un sujet, disséqué un enthousiasme, pour voir ce qu'il y a au fond de cette fièvre généreuse." (page 212)
Grand admirateur
De Balzac,
Zola est hanté par le projet de combler le chapitre négligé dans la Comédie humaine, celui du Peuple, et en particulier le milieu ouvrier, qu'il s'attache à décrire dans sa vérité quotidienne.
Un roman des origines :
La Fortune des Rougon est donc le point de départ de cette grande fresque sociale avec Adélaïde Fouque, dite Tante Dide, dont sont issus tous les personnages de la série et qui inaugure la fatalité biologique de l'hérédité.
Tante Dide, dont le père est mort fou, souffre en effet de troubles nerveux. Elle a un premier fils d'un mariage avec le paysan Rougon, Pierre, personnage rusé, sournois et surtout ambitieux.
Peu après la mort de son mari, elle s'amourache de "ce gueux de Macquart", un contrebandier brutal, ivrogne et fainéant, dont elle a deux enfants illégitimes, Antoine et Ursule, surnommés les louveteaux par les gens du quartier et élevés avec le fils légitime.
Celui-ci, que la malhonnêteté n'étouffe pas, spolie ses demi-frère et soeur de la fortune de leur mère. Il se débarasse de la fille en la mariant au chapelier Mouret qui part s'installer à Marseille, et du fils en lui promettant de le racheter du tirage au sort qui l'envoie au service militaire pendant plusieurs années.
Il se marie ensuite avec Félicité Puech, fille d'un marchand d'huile dont il reprend le commerce. Son rêve de devenir bourgeois est longtemps contrarié par une série de malchance.
Il a cinq enfants avec Félicité, 3 fils et 2 filles. Félicité donne une éducation soignée à ses 3 fils, en les envoyant au collège contre l'avis de leur père.
Eugène, gros garçon doté des qualités morales et intellectuelles de la mère, nourrit de hautes ambitions politiques. Avocat, il végète pendant 15 ans en province avant de partir pour la capitale.
Aristide, le plus jeune et le préféré de sa mère, petit, la mine chafouine, aime l'argent comme son frère aime le pouvoir. Oisif et jouisseur, il vit aux crochets de ses parents qui le marient à Angèle Sicardot, une femme dépensière.
Pascal, lui, fait mentir les lois de l'hérédité. C'est un homme droit et modeste. Médecin, il soigne gratuitement le peuple au grand dam de ses parents.
Du côté des Macquart, Antoine, revenu de l'armée, se marie avec Joséphine (Fine) Gavaudan, femme courageuse et travailleuse mais trop portée sur l'anisette. Naissent Lisa, qui est emmenée très jeune à
Paris par sa patronne, Gervaise, boîteuse avec un visage de poupée, aussi travailleuse que sa mère et qui a deux enfants avec Lantier, à 14 et 18 ans, et Jean, d'une nature sérieuse et peu intélligente, choisissant de rester au foyer pour soutenir sa mère et sa soeur en butte à la violence de Macquart. En effet, Antoine, qui tient de son père pour la brutalité et l'ivrognerie, ne pense qu'à satisfaire sa paresse en soutirant l'argent durement gagné à sa femme et ses enfants. Cependant, Fine meurt en 1850, et Gervaise et Jean l'abandonnent à son triste sort.
Ursule, créature fantasque, a les mêmes troubles nerveux que sa mère Adélaïde. Elle meurt en 39 d'une phtisie, laissant 3 enfants : Hélène, mariée à un employé, François, qui épousera sa cousine Marthe (la fille de Pierre et Félicité Rougon) et le jeune Silvère, recueilli à 6 ans par sa grand-mère Fouque. C'est d'ailleurs le jeune Silvère qui lui donnera le surnom affectueux de Tante Dide.
Une idylle bucolique :
Au milieu de cette faune avide de pouvoir et de jouissances, deux coeurs purs et généreux.
Silvère et Miette sont orphelins et voisins. Miette est la fille d'un forçat condamné pour meurtre, et de ce fait en butte à la méchanceté et la médisance des autres. Silvère est un garçon droit et bienveillant, nourri aux idéaux de la prose républicaine.
Zola dépeint ce couple d'amoureux platoniques en des tableaux tendres et charmants : le couple apparaît enveloppé dans la grande pelisse rouge de Miette lors du premier chapitre; les reflets de l'eau du puits mitoyen renvoient leur image lors de leurs conversations quotidiennes, seul moyen pour eux de communiquer en cachette. Ils vont ensuite se rencontrer sur l'aire de St Mittre à la nuit tombée, puis au retour des beaux jours, dans de grandes promenades à travers la campagne.
Silvère et Miette apportent une note de fraîcheur et d'innocence bienvenue.
Même si
Zola, par de subtiles allusions, fait planer des menaces sur leur bonheur futur. Car Miette et Silvère ont la générosité et l'idéalisme de leur jeunesse : ils ont en effet rejoint les rangs des insurgés pour faire triompher la République du coup d'état de Napoléon !
Un témoignage historique :
Rappelons qu'
Emile Zola a 11 ans en 1851 quand éclate le coup d'Etat de Louis-Napoléon
Bonaparte, et qu'il vit avec sa mère à Aix-en-Provence. Devenu adulte, il collabore à la fin du Second Empire au journal La Tribune, quotidien républicain qui mène une violente opposition contre le régime en place. A son habitude,
Zola rassemble une abondante documentation; ici, il s'inspire du mouvement insurrectionnel qui s'est déroulé à Logres en 1851 en se basant sur trois sources : l'ouvrage publié en 1853 par le journaliste royaliste lorguais Hippolyte Maquan qui fut pris en otage par les insurgés, et deux enquêtes faites quelques années plus tard par deux républicains, Noël Blache et son Histoire de l'insurrection du Var en décembre 1851 paru en 1869, et surtout
Eugène Ténot avec
La Province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d'État. publié en 1868.
Le génie de
Zola, c'est qu'à aucun moment, on ne ressent le poids de cette documentation tant la plume de l'écrivain sait se faire épique ou dramatique ou tout simplement réaliste. Certaines scènes dépeintes dans le livre sont saisissantes ! Par exemple, l'épisode du premier chapitre avec la description des insurgés qui battent la campagne !
On sent que les sympathies de
Zola vont au camp républicain. Il prend plaisir à ridiculiser le camp des conservateurs en des scènes où la veulerie le dispute à l'opportunisme, l'hypocrisie à la la jalousie, la manipulation à l'étroitesse d'esprit.
C'est grâce au coup d'état de Louis-Napoléon et à l'intelligence de sa femme que Pierre Rougon conquiert ses galons de bourgeois en se posant comme le sauveur de l'ordre !
C'est également à l'occasion de cet événement historique que nous assistons à la dernière opposition entre Pierre et son demi-frère Antoine, l'un dans le camp bonapartiste, l'autre dans le camp républicain, qu'ils ont choisi chacun par opportunisme et non par conviction....
L'ascension des Rougon s'achève ainsi dans le sang, qu'ils font couler lors d'une mise en scène digne d'un Machiavel !
Pour conclure, j'ai beaucoup aimé ce roman peu connu de
Zola qui a le mérite de poser les bases des volumes suivants. L'auteur excelle dans la peinture des scènes de la vie quotidienne et l'expression des sentiments de ses personnages ! Il n'a pas son pareil pour faire ressortir la noirceur d'âme de chacun ou au contraire la générosité...
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