Troisième opus de la série des Rougon Macquart, le Ventre de
Paris diffère profondément du précédent ouvrage dans le sens où le
Paris qu'y est décrit contraste avec les quartiers mondains des actuels VIIIe et IXe arrondissements, ceux de Renée et Maxime, où la bourgeoisie se dévergonde, se délecte du fard nacré des grands boulevards (Haussmann, Malesherbes) loin de toute effervescence populaire. Ici,
Zola nous entraîne en plein coeur de
Paris, dans la bête vorace et insatiable que sont les Halles, où le tumulte n'a de cesse d'emplir les pavillons de l'architecte Baltard, où les commérages se répandent à une allure démente. À son habitude, un incipit «in medias res» qui place instantanément le lecteur dans une ambiance nocturne (à rapprocher de
Germinal), puis s'en suivent des descriptions quasi exhaustives, véritables inventaires (mais non dénués d'intérêt!) qui mettent en exergue l'amoncellement des denrées. du pavillon de la criée à la boucherie des Quenu-Gradelle, du stand des Méhudin à l'encoignure de la rue Pirouette où se trouve le café de M. Lebigre, tout est affaire d'affluence, d'engorgement, de circulation ; les marchandises des commerçants, les cancans colportés, les hommes, les femmes, les enfants, et en premier lieu Florent, qui sera digéré puis expulsé par les Halles. Tous les personnages se concentrent dans ce périmètre réduit, allant de la rue Rambuteau à celle de Rivoli, de la maigre église St-Eustache au marché des Innocents, reclus dans le «Ventre
Paris». le personnage zolien, loin d'être une force monomane comme -souvent- chez
Balzac, ou un arriviste prêt à tout comme chez
Stendhal, est avant tout une mentalité, une psychologie, un individu a priori lambda ancré dans une unité spatiale bien définie, ici les Halles, dans l'Assommoir le quartier de la Goutte d'Or, dans
Au bonheur des dames les grands magasins... Ainsi, correspondent à chaque lieu les populations qu'il convient d'y trouver sous le Second Empire, ici des petits commerçants désireux, à l'instar de Lisa, de maintenir la prospérité de leur petite boutique, quoi qu'il advienne. (Doit-on rappeler le déterminisme, à la fois social et héréditaire, dont se réclame
Zola?) Subséquemment, la volonté d'insurrection qui mûrit peu à peu chez Florent est inévitable, puisqu'il «n'appartient» pas à ce lieu, à cette bien-pensance ambiante, se dégoûtant des odeurs pénétrantes des Halles, de la collision entre cette exubérance et une extrême pauvreté, dont Cadine et Marjolin sont la progéniture. Abhorrant l'Empire - on se souviendra du récit qu'il fait aux Quenu et à Pauline tout particulièrement - il rejoint le groupe politique où se côtoient hébertistes, socialistes (à l'époque le socialisme est prôné par Proudhon) et communistes. (NB. Anachronisme de la part de
Zola, faisant déclarer à Charvet qu'il faudra «faire table rase», paroles renvoyant à l'Internationale d'Eugène Pottier qui ne la rédigea qu'en 1871, or le récit se déroule bien avant la Commune! Largement excusé,
Zola, rappelons-le, écrit depuis le second tome a posteriori de l'Empire, la Troisième République étant proclamée.) Autre personnage intéressant, quoique récurrent dans l'oeuvre globale de
Zola, Mme Saget (la flèche en latin) symbolise la patronne des commères. Fureteuse des marchés, elle colporte le moindre ragot et vit de cela, les cancans étant aux Halles une marchandise comme les autres.
Le prestige de
Zola réside bien dans sa documentation méticuleuse et sa propension à filer les métaphores, créant ainsi des situations parfois incertaines, notamment dans le choix d'un personnage principal. Dans le Ventre de
Paris, l'équivoque subsiste. Est-ce Lisa, qui a hérité de la même détermination que sa mère, ne voulant mettre en péril son commerce pour rien au monde, ou bien Florent dont
Zola semble pourtant se désolidariser en fin de roman? À mon sens, il s'agit avant tout des Halles elles-mêmes, construction phare du Second Empire, elles viennent contrebalancer le roman de la décomposition que fut La Curée, décomposition urbaine, liée à la spéculation, mais aussi décomposition morale, aliénation de la femme.
Dans le Ventre de
Paris, on retrouve cet affrontement, cet antagonisme qui a circonscrit La Fortune des Rougon entre républicains et réactionnaires et qui jalonne ici la destinée de Florent entre les Gras et les Maigres, en référence au tableau de Brueghel. Nous ne sommes pas encore à
Germinal mais la lutte ostensible que se livre «deux clans» approche...
En outre, un certain lyrisme qui sied très bien à
Zola s'exhale de certaines descriptions, ce qui fait de ce roman un classique pour les inconditionnels d'Émile.