(Reproduction d'une critique de Barbey d'Aurevilly, simplement pour rire, j'aime bien
Zola)
Est-ce là un roman personnel ?… L'auteur de ce livre de haute graisse, car il est de haute graisse, aurait-il été, il faut bien le dire, charcutier ?… Aurait-il aimé une charcutière ?… Ou, non moins sérieux mais plus impersonnel, croirait-il que la Charcuterie est l'idéal des temps modernes, et l'aurait-il seulement peinte avec l'amour d'un grand artiste pour une grande chose ? Ma foi ! Je le croirais plutôt.
Toujours est-il (voici la nouveauté !) Que nulle part et dans aucun livre la charcuterie n'a été traitée avec cette importance, et décrite avec autant de science technique et de connaissance du métier. Assurément, il y autre chose que de la charcuterie et des charcutiers dans le livre de M. Zola, dans ce Ventre de
Paris qui est la Halle, sans métaphore. Tous les genres de comestibles, toutes les choses du ventre, légumes, poissons, volailles, viandes de boucherie, fruits et fromages, y sont traités à fond et peints avec un détail infini et une passion qu'on dirait famélique, tant elle est intense ! Mais, il faut bien le reconnaître, c'est la charcuterie, cette spécialité de la charcuterie, qui trône sur toutes les autres mangeailles étalées ici avec un luxe de couleurs qui fait venir vraiment par trop d'eau à la bouche… Oui ! C'est la charcuterie, c'est la cochonnaille, qui, entre toutes les victuailles de la terre, est la chose sacrée pour M. Zola.
Rabelais, ce grand rieur qui se permettait tout, cet Homère-Priape sans feuille de vigne ;
Rabelais, l'auteur de
Gargantua, a un jour raconté la bataille des Cervelas et des Andouilles, mais il riait au-dessus de sa plantureuse et folle Epopée.
M. Emile Zola ne rit point, lui. « Il ne rigoile pas », comme disait précisément
Rabelais. Non pas ! Il est grave et convaincu dans sa charcuterie. Pour
Rabelais, en ses bacchanales de bouffon, les andouilles, les cervelas, les triples, le piot, ne sont que de la ripaille et de la goinfrerie. Mais pour M. Zola, toute cette cochonnaille, qu'il nous étale et dont il nous repait, et dont il finit par nous donner le mal de coeur, c'est de l'art.
Il croit dire le dernier mot de l'art en faisant du boudin, M. Zola !
(…)
Son Ventre de
Paris est l'oeuvre à présent la plus avancée (et vous pouvez l'entendre comme il vous plaira !) dans le sens de vulgarité et de matière qui nous emporte de plus en plus… Mais ce ne sera pas la dernière ! Il y a plus bas que le ventre. Il y a ce qu'on y met et il y a a ce qui en sort. Aujourd'hui on nous donne de la charcuterie. Demain, ce sera de la vidange. Et ce sera peut-être M. Zola qui nous décrira cette nouvelle chose, avec cette plume qui n'oublie rien.
Délicieuse perspective ! Si le charmant mouvement intellectuel continue, la Littérature française aura la chance de mourir asphyxiée derrière la porte infecte du cabinet d'Héliogabale.
Eh bien, M. Zola me semble bâti pour aller aussi loin que possible dans cette voie descendante qui nous conduit… j'ai déjà dit où… Il est jeune, je crois, et il a malheureusement de l'avenir. Il a débuté par des bégaiements dont je me suis un peu moqué (
La Confession de Claude), mais la voix qui manquait de justesse et de force, lui est venue. Il a fini par bien poser, et d'aplomb, son archet sur les cordes de son violon, et il nous a joué cet air horrible de
Thérèse Raquin qui fait saigner le coeur et l'oreille, et que nous allons entendre au théâtre pour qu'il les y fasse saigner mieux.
(…)
Il était encore, en ce temps de
Thérèse Raquin, M. Zola, dans le milieu bas où il se vautrait, un reste d'âme, un lambeau de vie spirituelle ; mais il a fini par tuer tout cela avec les couteaux de cuisine — avec les couteaux à boudin — de sa littérature. du temps de
Thérèse Raquin, il voyait rouge comme le chourineur et il charcutait dans le crime et la chair humaine.
Mais, à présent, il est plus calme et moins terrible, parce qu'il est plus mort encore aux choses de l'âme, et il ne charcute plus que un comme un simple charcutier.
Là est tombé son talent, — dans un saloir qui ne le salera pas ! Cet homme, à qui on put croire du tempérament littéraire, qui peignit dans sa
Thérèse Raquin — un livre qu'il ne recommncera pas ! — les épouvantables remords des natures physiques, plus forts que leur abrutissement, n'est plus capable que de faire l'étalage, comme un garçon, chez les charcutiers qu'il adore. Il n'est plus capable que de décrire, de décrire sans cesse et toujours, les viandes et leurs couleurs, et leurs nuances, et leurs oppositions.
Que dis-je ? Tout charcutier qu'il soit de préférence (Dans son Ventre de
Paris, la seule femme un peu intéressante qu'il y ait est une charcutière), il ne peint cependant pas que de la charcuterie. Il peint tout, dans cette Halle qu'il a choisie comme sujet de peinture intéressante, dans cette Halle qui est bien plus le sujet de son livre que les personnages qui s'y agitent, et il peint avec une tel
le absorption de lui-même dans l'objet, qu'il n'est plus une main conduite par une pensée, mais une espèce de palette mécanique, un pinceau qui va par l'effet d'un ressort, un procédé.
(…)
L'auteur du Ventre de
Paris, dont la chair, pour parler comme lui, est faite des chairs mêlées de
Victor Hugo,
Théophile Gautier et
Flaubert, malgré son amour monstrueux des choses basses, des couleurs criantes jusqu'à vociférer, et son cynique mépris des inspirations morales et des beautés intellectuelles dans les oeuvres, a du talent encore. Mais cela ne sera pas long, s'il ne se retourne pas !… Il est à la limite extrême. Et, puisque la charcuterie, et le porc, qui en est la base, tienne tant de place dans son livre et
les contemplations de sa pensée, il n'aura pas peur de mon image : il est sur le rebord de l'auge à cochon du réalisme, dans laquelle il peut se noyer tout entier. Malheureusement, je le sais, il est attiré magnifiquement vers cette auge. le cochon l'excite. (…)
Du reste, il n'y a pas que l'art du porc salé qui ait ses hommages. Les fromages, qu'il comprend et peint aussi bien que les côtelettes froides en pyramide et les gelées, tremblantes et immobiles, dans leurs transparences de topazes, sur le marbre blanc des comptoirs. Je voudrais vous faire voir et flairer ces fromages pour vous donner une idée de la manière violente, inouïe, emphatique, musicale, et, ma foi ! Sublime, dont M. Zola les aborde à leur tour, avec ce pinceau qui se met dans tout, pour peindre tout :
« Autour d'elles, les fromages puaient… (Quelle solennité de début !) A coté des pains de beurre à la livre, dans des feuille de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups hache ; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare (c'est beau et glorieux pour un fromage !), des hollande, ronds comme des têtes coupées (détail qui doit les faire aimer !), barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crânes vides qui les fait nommer têtes de mort (c'est complet !). Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique (bon, pour celui-là !) Trois brie, sur des planches rondes, avaient (touchant !) Des mélancolies de lunes éteintes : deux, très secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son 2ème quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir… »
« Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes (encore un détail friand et affriolant !) ; tandis que, dans un plat, à côté des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. (Rêverie par les fromages !) »
« Alors, commençaient les puanteurs (quel déroulement superbe !) : les monts-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre ; les Troyes très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide ; les camembert, d'un fumet de gibier trop faisandé ; les neufchâtel, les Limbourg, les marolles, les pont-l'évèque, carrés, mettant chacun leur note aiguë (la musique annoncée !)… »
Seulement, il faut bien pourtant que vous le sachiez ! C'est dans cette atmosphère de fromages épiques que se trame le complot contre l'Icarien de Cayenne, entre des commères qui veulent le livrer à la police. Toute la scène y est ; mais, moi, je ne veux vous exposer que ces fromages, qui deviennent terribles à leur tour autant que ces commères endiablées…
« Elles restaient debout… - Dit M. Zola dans le bouquet final des fromages… - C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un large chant de basse (ô nez de Beethoven, pourquoi donc ne respire-tu plus ?…)
Cela s'étendait, se soutenait, au milieu du virement général, n'ayant plus de parfums distincts (il appelle cela des parfums !), d'un vertige continu de nausées et d'une force terrible d'asphyxie.
Et cependant, — ajoute-t-il, ce prodigieux peintre de fromages ! — il semblait que c'étaient les paroles mauvaises de Mme Lecoeur et de Mlle Saget qui puaient si fort ! »
C'est ainsi qu'il mêle le drame aux fromages. Mais la frénésie puante de ces fromages, qui se mettent à puer avec cette furie d'infection, l'emporte sur la scène où ces coquines puent à leur tour, de leurs becs infects, sur l'innocence de l'Icarien.
(…)
(
Barbey d'Aurevilly, des oeuvres et des hommes, le roman contemporain)