Amok,
Lettre d'une inconnue,
La Ruelle au clair de lune … trois nouvelles qui nous entraînent dans le tourbillon de la passion, de la folie.
Stefan Zweig, analyste subtil des consciences, dissèque les âmes humaines et il le fait diantrement bien. La psychologie complexe des personnages est percée à jour, analysée dans ses moindres recoins, ce qui rend les nouvelles si profondément humaines, vertigineuses et d'un réalisme à couper le souffle.
Amok nous plonge dans le sombre univers du remords, du désespoir et du délire mental. le narrateur, sur un paquebot ayant quitté la Malaisie et en route vers l'Europe, reçoit les confidences d'un médecin, exilé dans la jungle de Malaisie. Ce dernier, sur le pont-même du paquebot, avec en fond sonore le cliquetis des vagues et des verres de whisky s'entrechoquant, lui brosse l'histoire de sa propre déchéance. Comment la rencontre avec une femme venue avorter va faire basculer sa vie, déchaînant en lui passion et folie.
Stefan Zweig nous restitue l'intimité de ce médecin, et nous donne à comprendre la spirale destructrice dans laquelle celui-ci s'est embourbé.
Stefan Zweig captive, j'ai tourné les pages de ce recueil sans m'en rendre compte; il maîtrise parfaitement l'art du suspense et de la dramatisation et c'est le cas dans tous les récits que j'ai pu lire de lui.
« Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples lors du déchargement d'un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l'Océania, il ne me fut pas plus possible qu'aux autres d'être témoin de ce singulier événement, parce qu'il eut lieu la nuit, pendant qu'on faisait du charbon et qu'on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions allés à terre pour passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu'en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l'explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l'éloignement des années m'autorise sans doute à tirer parti d'un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode».
Lettre d'une inconnue, une nouvelle d'une musicalité exquise, une lettre-confession d'une inconnue adressée à un écrivain viennois célèbre et riche, une merveille…inoubliable, saisissante, d'une extrême intensité portée par une plume extraordinaire, une plume de génie. C'en est bluffant !
«Je veux te dévoiler toute ma vie, cette vie qui n'a vraiment commencé que le jour où je t'ai connu. Avant cela, il y avait au plus quelque chose de trouble et de confus, vers quoi ma mémoire n'a plus jamais plongé, une sorte de cave pleine d'objets et de gens poussiéreux, couverts de toiles d'araignées, et dont mon coeur ne sait plus rien. Quand tu es arrivé, j'avais treize ans et j'habitais dans cet immeuble que tu habites encore aujourd'hui, dans cet immeuble où tu tiens ma lettre, mon dernier souffle de vie, entre tes mains ; j'habitais sur le même palier, juste en face de la porte de ton appartement. Tu ne te souviens certainement plus de nous, de la pauvre veuve de fonctionnaire des finances (elle était toujours en deuil) et de la maigre adolescente. C'est que nous vivions si tranquilles, presque confinées dans notre misère petite-bourgeoise. Tu n'as peut-être jamais entendu notre nom, car nous n'avions pas de plaque à notre porte et personne ne venait, personne ne nous demandait. Et c'était il y a si longtemps, quinze, seize ans ; non, tu n'en sais certainement plus rien, non, aimé, mais moi, oh ! je me souviens passionnément de chaque détail, je me rappelle encore, comme si c'était hier, le jour, non, l'heure où j'ai entendu parler de toi pour la première fois, où je t'ai vu pour la première fois ; et comment aurais-je pu oublier, car c'est à ce moment-là que pour moi la vie commença. Consens, aimé, que je te raconte tout, tout depuis le début ; entends, je t'en prie, parler de moi ce seul quart d'heure sans te lasser, de moi qui de toute une vie n'ai pas cessé de t'aimer.»
Un amour sans aucune limite, un fantasme en réalité, un amour à sens unique puisque cet homme aussi charmant soit-il, ne la reconnait pas à chaque fois qu'il croise son chemin. Une passion dévastatrice. Et si cette confession soulève beaucoup d'émotion, elle montre aussi à quel point, une femme est capable de s'oublier par amour fou, jusqu'à annihiler sa propre existence, regarder passer sa vie sans la vivre réellement, la sacrifier ... "Je t'attendais, je t'attendais toujours, comme, pendant toute ma destinée, j'ai attendu devant ta vie qui m'était fermée."
Une nouvelle très touchante, immortalisée au cinéma par Max Ophüls en 1948, ou encore plus récemment (2001) par
Jacques Deray.
La Ruelle au clair de lune dépeint si vivement l'humiliation en retranscrivant de façon tellement réaliste le dégoût ressenti par le narrateur, qu'une nouvelle fois, je suis en admiration devant le talent de
Stefan Zweig.
«J'aurais voulu partir, mais tout en moi était alourdi ; j'étais là, assis dans cette atmosphère trouble et saturée, chancelant de torpeur comme le sont les matelots, enchaîné à la fois par la curiosité et par le dégoût, car cette indifférence avait un côté excitant.»
Un amour à sens unique, une passion dévastatrice, sont une nouvelle fois au coeur de cette nouvelle. L'humiliation est poussée à l'extrême. La passion amoureuse dans toute sa cruauté, sa perversité, et qui entraînera un couple à sa perte. L'homme est riche et avare, dominateur, pervers. Leur relation est un jeu, celui de l'humiliation; la pauvre femme est soumise et doit implorer pour avoir la moindre chose. Les rôles se sont inversées, on le comprend au fur et à mesure du récit, et pas tout à fait, dans le même ordre ici annoncé... mais je ne vous en dis pas plus, au risque d'aller trop loin, et d'enlever tout le piment que la structure du récit apporte à cette nouvelle.
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