Citations sur Le voyage dans le passé (117)
Toi, vieillir, Louis, répliqua-t-elle, s’emportant presque, ce que tu peux être présomptueux ! Regarde-moi plutôt, tu vois cette mèche blanche dans mes cheveux ? Tu es encore un gamin comparé à moi et tu veux déjà parler de la vieillesse : laisse-moi donc ce petit privilège !
N'étaient-ils pas eux-même ces ombres qui cherchaient leur passé et adressaient de sourdes questions à un autrefois qui n'existait plus, des ombres, des ombres qui voulaient devenir vivantes et n'y parvenaient plus, car ni elle ni lui n'étaient plus les mêmes et ils se cherchaient pourtant, en vain, se fuyant et s'immobilisant, efforts sans consistance et sans vigueur, comme ces noirs fantômes, devant eux ?
Il se sentait à nouveau minable, méprisé, vaincu par le poids de ce monde de l'argent plein de morgue et d'ostentation, larbin, valet, pique-assiette, meuble humain, qu'on vend et qu'on prête, et comme dérobé à lui-même.
Et, à cette seconde, une pensée le foudroya soudain, il avait complètement oublié qu'accepter cet emploi signifiait aussi quitter cette maison. Mon Dieu, la quitter Elle : ce fut comme un coup de poignard à travers la voile fièrement déployée de sa joie.
Dès leur première rencontre, il l'avait aimée, mais ce sentiment, qui le submergeait jusque dans ses rêves, avait beau être une passion absolue, il lui manquait néanmoins l'événement décisif qui viendrait l'ébranler, c'est-à-dire la claire prise de conscience que ce qu'il recouvrait, se dupant lui-même, du nom d'admiration, de respect et d'attachement, était déjà pleinement de l'amour, un amour fanatique, une passion effrénée, absolue.
Cependant l'amour ne devient vraiment lui-même qu'à partir du moment où il cesse de flotter, douloureux et sombre, comme un embryon, à l'intérieur du corps, et qu'il ose se nommer, s'avouer du souffle et des lèvres. Un tel sentiment a tant de mal à sortir de sa chrysalide, qu'une heure défait toujours d'un coup le cocon emmêlé et qu'ensuite, tombant de tout son haut dans les plus profonds abîmes, il s'abat, avec une force décuplée, sur un cœur terrorisé.
Elle irradiait depuis une autre sphère où le désir n'était pas de mise, pure et immaculée, et même le plus passionné de ses rêves n'avait pas la hardiesse de la dévêtir...
Folie, balbutia t-il à part lui, stupéfait, pris de vertige. Folie ! Que veulent t-ils ? Une fois de plus, une fois de plus ?
Une fois de plus cette guerre qui venait de détruire toute sa vie ? Saisi d'un frisson inconnu il scruta ces jeunes visages, examina cette masse qui cheminait, noire, en rang par quatre, cette pellicule cinématographique qui défilait, par segments, surgissant de l'étroit passage d'une boite obscure, et chaque visage aperçu était figé dans cette même expression d'amertume résolue - une menace, une arme.
« Qu’entends-tu par-là Louis ? répéta-t-elle, mais c’était davantage une prière de ne pas s’expliquer qu’une question appelant une réponse » (Page 62)
« Toi, vieillir, Louis, répliqua-t-elle, s’emportant presque, ce que tu peux être présomptueux ! Regarde-moi plutôt, tu vois cette mèche blanche dans mes cheveux ? Tu es encore un gamin comparé à moi et tu veux déjà parler de la vieillesse : laisse-moi donc ce petit privilège ! Mais quel oubli de ma part, de ne pas t’avoir tout de suite conduit dans ta chambre, car c’est bien toujours ta chambre. Tu n’y trouveras rien de changé : dans cette maison rien ne change.
Toi non plus, j’espère, dit-il, tentant de plaisanter, mais lorsqu’elle le regarda, ses yeux s’emplirent malgré lui de tendresse et de chaleur. Elle rougit légèrement. On change, mais on reste la même personne. » (Page 60)