Justement couronné par le prix
Paul Ricoeur, cet ouvrage monumental (820 pages plus 140 pages d'appareil critique) permet de comprendre les plis, pour ne pas dire les biais, de la pensée politique occidentale depuis deux siècles. Un industrialisme ou productivisme s'est installé comme allant de soi, tant à droite qu'à gauche de l'échiquier politique, et s'est imposé comme une nécessité absolue et sans alternative.
Par une analyse minutieuse des courants de pensée qui se sont succédés depuis le XIXè siècle (avec un accent particulier sur l'anarchisme dont les vertus sont généralement trop vite négligées),
Serge Audier fait voir à quel point la pensée écologique a été une pensée à contre-courant systématiquement combattue et réduite au silence par pratiquement toutes les forces politiques en place au nom de la prospérité de l'humanité, prospérité conquise sur une nature qu'il fallait soumettre à cette recherche inextinguible, comme si la nature pouvait être soumise sans limite au pouvoir de l'homme.
Si l'ouvrage est, en ce sens, passionnant dans ses 400 premières pages, essentiellement historiques, il est plus laborieux dans les 420 suivantes, quand l'auteur aborde la période contemporaine caractérisée par l'hégémonie d'une pensée "néo-" ou "ultra-" libérale dont
Friedrich Hayek est l'un des parangons (prémices dès les années 1930 et déploiements dès 1960).
L'auteur poursuit la noble quête de faire apparaître qu'il est possible de définir une ligne politique écologique de gauche qui devrait triompher démocratiquement et qui renverserait, le plus vite possible, la déferlante productiviste gouvernée par un hubris intenable et contraire aux intérêts de l'humanité. Il me semble qu'il est un fait qu'il n'y a pas de solution à la crise de la biosphère qui ne soit pas à la fois sociale et environnementale. Mais cela se discute évidemment.
Je termine cet ouvrage avec un sentiment mitigé. Il n'est pas certain que le combat pour les générations futures, qui doit se faire en bonne partie contre ce "productivisme" justement dénoncé par l'auteur, sera gagné. L'immense inertie que le productivisme/consumérisme a mis en oeuvre depuis presque deux siècles mettra longtemps à être corrigée. S'il se modifie à temps, je suis bien incapable de dire quelle société succèdera à cette époque. Cette époque, qui ne dure que depuis 200 ans, a provoqué des modifications de la biosphère plus importants que ce qui s'est déroulé depuis des dizaines, voire des centaines de milliers d'années.
Après tout, cette terre existe depuis plus de quatre milliards d'années, nous dit la science. Ces 200 ans ne sont qu'un instant fugace dans cette échelle. Nous sommes cependant incapables de concevoir cette longueur du temps et la fragilité de notre inscription dans ce temps.
Ce livre mérite d'être lu avec "Abondance et liberté", de Pierre Chabonnier, édité également à La Découverte (2020), qui axe son analyse sur une approche plus éthique et culturelle qu'écologique et politique.