Frédéric Bozo fait partie des tout meilleurs historiens français des relations internationales. Ses travaux sur la politique mitterrandienne ont fait date. Cette fois-ci il s'attaque à l'événement le plus marquant de la dernière décennie : la guerre en Irak. Il a tout lu sur le sujet, qui ait été publié en France ou aux Etats-Unis. Il a eu accès aux archives inédites du Quai d'Orsay. Et il a patiemment recueilli le témoignage des principaux protagonistes des deux côtés de l'Atlantique.
Son livre est un véritable page turner, qui se lit comme un roman. Mais l'approche universitaire dont il ne se départit jamais lui évite de verser dans les dérives journalistiques dont les bestsellers de
Bob Woodward par exemple sont lestés.
La guerre en Irak a ouvert entre la France et les Etats-Unis la crise la plus grave que ces deux pays aient connu depuis 1966. Pour beaucoup la cause serait entendue. D'un côté, les néo-conservateurs américains auraient tiré prétexte du 11-septembre pour « finir le travail » inachevé 1990 en Irak, débarrasser la planète d'un dictateur sanguinaire et démontrer la capacité « transformationnelle » de l'hyper-puissance américaine. de l'autre, la France, prisonnière du syndrome gaullien de la « grandeur », n'aurait eu de cesse de faire jouer un anti-américanisme primaire pour mettre des bâtons dans les roues aux projets de Washington.
Frédéric Bozo démontre que les choses n'étaient pas si simples.
D'un côté, la décision d'envahir l'Irak n'a pas été prise dès le 12 septembre – même si le renversement de Saddam Hussein était devenu une obsession pour les néo-conservateurs. le sujet est largement documenté mais
Frédéric Bozo le résume avec force : la décision a été prise par George W. Bush, et par lui seul, qui a arbitré entre les positions divergentes de son administration.
D'un autre côté, la France n'a pas été prisonnière d'un anti-américanisme atavique. Sans doute, ce réflexe – qui traverse toutes les familles politiques françaises – a-t-il joué. Par exemple lorsque Michèle Allio-Marie, alors ministre de la défense, réagit vertement aux propos de Donald Rumsfeld sur la « vieille Europe » en stigmatisant les temps préhistoriques où « celui qui avait la plus grosse massue allait essayer d'assommer l'autre pour lui piquer son cuisseau de mammouth ». Pour autant, si l'on fait l'effort de reprendre patiemment la chronologie des faits et d'étudier la stratégie des acteurs, c'est l'obsession de la diplomatie française de ne pas brûler ses vaisseaux qui frappe le plus. Une petite équipe interchangeable de diplomates chevronnés composée de Jean-David Levitte (tour à tour conseiller diplomatique du président de la République, représentant permanent de la France aux Nations-Unies et ambassadeur à Washigton),
Jean-Marc de la Sablière, Maurice Gourdault-Montagne et Gérard Errera vont tout au long de la crise chercher les moyens d'éviter la rupture. Par exemple en février-mars 2003, alors que la décision est déjà prise à Washington de partir en guerre, Paris brandit la menace du veto pour ne pas avoir à l'utiliser et mène campagne auprès des membres non-permanents du Conseil de Sécurité afin d'inciter les Américains et les Britanniques à retirer la proposition de résolution afin de ne pas avoir à lui faire barrage. de même, lorsque la guerre est déclenchée, et alors que la francophobie atteint à Washington des sommets (la cafétéria du Congrès débaptise les French fries et les Français sont qualifiés de « Cheese-eating surrender monkeys »), les dirigeants français s'abstiennent de toute manifestation d'autosatisfaction devant le tour calamiteux que prend le conflit et préfèrent tourner la page. La réconciliation sera scellée sur les plages de Normandie à peine un an plus tard.
Jacques Chirac aura joué tout au long de la crise un rôle essentiel. A la tête de l'Etat, il dirige la diplomatie française, ne laissant aucune place au Premier ministre (
Lionel Jospin et
Jean-Pierre Raffarin sont à peine mentionnés) et maintenant la laisse courte à son ministre des affaires étrangères (l'envolée lyrique de Dominique de Villepin le 14 février à l'ONU a été étroitement téléguidée par l'Elysée). Sa prescience force l'admiration : il a très tôt eu l'intuition de l'absence de justifications à l'invasion de l'Irak (qu'il s'agisse de la présence d'armes de destruction massive et de liens entre al Qaeda et le régime baassiste) et de son échec programmé. Sa constance aussi : il n'a jamais dévié de la politique qu'il s'est fixée, constituée de quelques principes forts (refus de l'unilatéralisme américain, croyance en l'émergence d'un monde multipolaire, souci de préserver la relation franco-américaine …). Ce sont là deux qualités qui sont rarement associées à l'ancien Président de la République. Puisse le livre de
Frédéric Bozo contribuer à les mieux prendre en compte dans le bilan global qui reste à faire de son action à la tête de l'Etat.