Quatre peuples minuscules, en tout, une vingtaine de milliers d'individus qui partageaient les immensités hostiles de la Terre de Feu : les Haushs, les Onas, les Yaghans ou Yamanas et les Alakalufs. Avant que Magellan ne vint frapper les trois coups de la tragédie sur ces rivages déserts battus par la pluie, la neige, la grêle, le vent, un vent d'une cruauté infinie, ils avaient en commun de se croire seuls au monde. On imagine le traumatisme quand ils comprirent leur erreur. En dépit des jugements atroces qui furent portés sur eux par Cook, Darwin, même Bougainville, et tant d'autres, ils représentaient un miracle d'adaptation. Lorsqu'ils en perdirent la recette au contact de l'occident, ils disparurent silencieusement. Au dernier recensement, si l'on excepte trois ou quatre dizaines de Métis, Haush : zéro ; Onas : zéro ; Yaghan : un ; Alakalufs : douze.
Haushs et Onas étaient des terriens, de grands types costauds, prodigieux marcheurs, chasseurs. Ils attrapaient les guanacos à la course. Ils vivaient nus, enveloppés d'une courte cape de fourrure. Fiers, belliqueux. Nomades sans cesse en mouvement à travers la Terre de Feu. Débarquèrent les chercheurs d'or, au milieu du XIXe, siècle, un ramassis d'assassins, avec leur « roi », Julius Popper, impitoyable tueur d'indiens. Puis les éleveurs de moutons, qui commencèrent à poser des centaines de kilomètres de clôtures de barbelés. Les Onas n'aimaient pas les clôtures. Il y eut des combats, flèches contre fusils. Un massacre. Arrivèrent enfin les missionnaires, des salésiens italiens, pour évangéliser ce qu'il en restait : deux mille Onas. Car des Haushs, plus à l'est, en vue de l'île des États, nul n'a plus jamais rien su : disparus sans laisser de traces. C'est à l'île Dawson que les salésiens recueillirent ce peuple décimé. Animés d'une sainte bonne volonté, ils construisirent des maisons, un hôpital, une école, une pharmacie, une église, des ateliers, etc. Ils habillèrent leurs pensionnaires nus. Leur apprirent à lire, à écrire, la menuiserie, à coudre, à forger. Alors ces grands bavards d'Onas se turent. Ces conteurs intarissables perdirent l'usage de la parole. Et ils commencèrent à mourir « de maladies rebelles à la science ». Devenus bons catholiques au contact des salésiens, les enfants, selon le père del Turco, désolé, « passèrent maîtres dans l'art de mourir chrétiennement ». En 1939, la mission de Dawson fut fermée, quand fut porté en terre le dernier des Onas sauvés. Rares furent ceux qui purent échapper à cette sollicitude, à laquelle, d'ailleurs, on ne saurait rien reprocher, que l'ignorance de ces temps-là. La dernière des Onas s'appelait Lola. Elle vivait dans une cabane de rondins au bord du lac Fagnano, de la charité de l'estancia voisine, qui, tout de même lui devait bien cela. Seule s'exprimer encore dans sa langue, mais plus personne pour la comprendre. Elle s'est éteinte dans les années cinquante. Voici, traduit par l'ethnologue Ann Chapmann, l'un des chants funèbres qu'elle chantait : « Cœur de beauté, Lune au visage ample, Lune au visage brûlé, Visage coléreux ! Partons chez la fille du Ciel... » Apollinaire ? Non, Lola.
2446 - [p. 118-119] Éliminés jusqu'aux derniers, par Jean Raspail.