Citations de Annie Proulx (136)
Deb Sipple avait connu le bon et le mauvais côté des choses. La vie lui était facile quand il était gosse : il tyrannisait ses deux sœurs, avait pleine jouissance du ranch dont il était sûr d’hériter un jour, choisissait à l’écurie le cheval qui lui plaisait, ou se coupait tranquillement de grosses tranches du gâteau au chocolat préparé par la cuisinière pour le dîner. Mais vers vingt-cinq ans son existence avait perdu ses côtés attrayants. Le ranch était passé entre les mains de la banque d’Elk Tooth, ses sœurs s’étaient installées dans l’Oregon, les bons chevaux n’existaient plus, et il était devenu allergique au chocolat. Il s’était rabattu sur le grand consolateur partout où l’on est entouré de vastes espaces, et s’était mis à boire. A trente ans ses deux mariages avaient été deux échecs, en dépit du fait qu’il avait de petits pieds et une grosse bite. Les femmes modernes n’avaient pas les mêmes critères que leurs grands-mères. (…)
L’unique capital de Deb était son camion à plate-forme. Le peu d’argent de lui rapportaient d’occasionnels transports de marchandises prenait directement le chemin des trois bars d’Elk Tooth. – Amanda Gribb, la barmaid, appelait cela l’effet ruissellement du Wyoming. Quand son addition au Pee Wee devenait conséquente et qu’Amanda devenait insistante, il désertait le Pee Wee et fréquentait le Silvertip. Quand on lui parlait de sa dette au Silvertip, il réservait ses faveurs au Muddy’s Hole et laissait entendre qu’il cherchait du travail. Tout le monde comprenait qu’il ne cherchait pas un véritable emploi mais désirait seulement quelques jours de travail. Tôt ou tard une affaire se présentait et, une fois l’argent ramassé, il apparaissait au Pee Wee, payait son addition et recommençait à s’endetter. Les années de Deb Sipple se déroulaient suivant un cycle immuable scandé par les notes de bars et les petits boulots.
Sans se lever il jeta du bois mort dans le feu, regarda les étincelles emporter leurs vérités et leurs mensonges, quelques flammèches atterrir sur leurs visages et leurs mains, et ils roulèrent dans la poussière. Une chose ne changeait jamais : l'intensité fulgurante de leurs rares accouplements était assombrie par le sentiment que le temps leur échappait, le temps trop court, toujours trop court.
Pourquoi pleurons-nous de chagrin, se demanda la tante.
Les chiens , les chevreuils, les oiseaux souffrent en silence et l'oeil sec.
La douleur muette des animaux.Probablement une technique de survie.
Une image lui traversa l’esprit. Et si l’amour ressemblait à un sac de bonbons offerts à la ronde, où l’on peut puiser plus d’une fois ? Il en est qui vous piquent la langue, d’autres évoquent les parfums de la nuit. Quelques-uns ont un goût amer, certains mêlent miel et poison, et d’autres encore sont en un instant avalés. Et parmi les bonbons à la menthe et les berlingots ordinaires, il en existe de plus rares ; un ou deux qui vous transpercent le cœur, un autre qui vous apporte calme et bien-être. Ses doigts se refermaient-ils aujourd’hui sur celui-là ?
(…)
Archie séparait toujours dans la vie les affaires d’hommes et les affaires de femmes. Un buffet vide et une assiette pleine étaient l’affaire de l’homme, un buffet plein et une assiette vide le problème de la femme.
Mes défauts, je les connais - autoritaire, impatiente, farouche au point de vivre en recluse, colérique et têtue aussi. Les bons côtés sont plus difficiles à cerner, même si j'aime à croire qu'il existe en moi une dose raisonnable d'empathie, voire de compassion, qualité inhérente à tout écrivain doué d'imagination. Je n'ai aucun mal à me mettre dans la peau des autres et je le fais d'ailleurs constamment. Un don pour l'observation, une aptitude à prendre des décisions rapidement (dont certaines ne furent pas si mauvaises) le désir de se dépasser, de comprendre les choses en profondeur et de relever des défis font aussi parti de de ma personnalité.
La falaise se reflète dans la rivière d'onyx, un castor dodu la traverse, son terrier creusé dans la berge plus éloignée. Il disparaît bientôt dans les branches de Salix flamboyantes.
C'est peut-être ici que je finirai mes jours. C'est du moins ce que je me plais à penser.
- Comme vous le voyez, c’est spartiate, dit la femme. Il n’y a pas d’électricité. Vous devez fournir vos draps et vos serviettes. Pour l’eau, il faudra aller la chercher à la cuisine. – Je suis preneur, dit Bob sans réfléchir vraiment aux inconvénients : traverser quotidiennement le pâturage, charrier des seaux d’eau, se passer de téléphone – car il était déjà séduit par la subtile beauté du Panhandle, il avait remarqué les bosquets et les fourrés au bord des cours d’eau, les énormes torsades de vigne qui tissaient autour des troncs comme une grossière étoffe. Il trouvait une beauté exotique et frappante à la diagonale audacieuse tracée par la crête broussailleuse qui séparait les hautes plaines du Sud, comme aux canyons rouges de Palo Duro.
Peu de temps après, sa mère commença a décliner. Elle le regardait et disait : « Où est donc Gilbert ? En train de jouer dehors, je parie. Je veux qu’il remplisse la caisse de bois à brûler. » Plus tard elle lui disait : »Tu devras te débrouiller tout seul pour le dîner. Je ne peux pas cuisiner sans bois. » Gilbert se sentait une pointe de remords : quand il était gosse il avait échappé souvent à la corvée de bois. Elle lui demandait souvent si le facteur était passé jusqu’au jour où Gilbert, exaspéré, lui dit : »Tu attends une lettre du président ou quoi ? ». Elle avait secoué la tête mais n’avait rien répondu.
Chacun respectait l’opinion de l’autre, chacun était heureux d’avoir trouvé un compagnon alors qu’il n’en attendait pas. Ennis, reprenant le chemin face au vent pour retrouver les moutons dans la lumière traîtresse de l’ébriété, se disait qu’il n’avait jamais connu d’aussi bons moments, se sentait capable d’aller cueillir l’argent de la lune.
Quand le facteur d’accordéons eut acquis la maîtrise de son art, il se mit à imaginer une autre vie - cette vie, inconcevable dans son village hostile, lui semblait tout à fait imaginable dans un pays éloigné qui occupait sa pensée du matin au soir : La Mérique. Il rêvait d’une vie nouvelle, fraîche et comme neuve, de sacs d’argent suspendus dans le futur comme poires dissimulées dans les hautes branches feuillues de l’arbre
Ennis se réveilla dans le rougeoiement de l’aube, avec son pantalon aux genoux, une migraine carabinée, et Jack coincé contre lui ; sans rien dire, ils savaient tous les deux comment se déroulerait le reste de l’été, et que les moutons aillent se faire foutre.
Et il en fut ainsi. Ils ne parlaient jamais de sexe, le laissaient s’accomplir, d’abord seulement sous la tente la nuit, puis en plein jour quand le soleil tapait dur, et le soir à la lueur du feu, rapide, brutal, avec des rires et des grognements, une abondance de bruits, mais sans jamais prononcer un mot, sauf une fois où Ennis dit : « Suis pas pédé », et Jack enchaîna : « Moi non plus. C’est parti comme un boulet. Regarde personne que nous. » Il n’y avait qu’eux deux dans la montagne, à planer dans l’air mordant et euphorique, contemplant d’en haut le dos du faucon et les lumières des voitures qui rampaient au fond de la plaine, flottant au-dessus des affaires courantes, loin des chiens de ferme et de leurs aboiements nocturnes. Ils se croyaient invisibles, ignoraient que Jœ Aguirre les avait observés un jour pendant dix minutes à travers ses jumelles, attendant qu’ils aient reboutonné leurs jeans, attendant qu’Ennis soit remonté près des moutons, avant d’apporter un message de la famille de Jack le prévenant que son oncle Harold était à l’hôpital avec une pneumonie et avait peu de chances de s’en tirer. Il s’en tira pourtant, et Aguirre revint l’annoncer, regarda Jack droit dans les yeux, sans prendre la peine de descendre de cheval.
Ces ranchers subventionnés et les usines à gaz que sont leurs vaches ravagent les prairies domaniales, l'habitat riverain, font crever les plantes rares, démolissent les berges des cours d'eau, produisent du méthane qui détruit l'ozone, endommagent les forêts qui appartiennent au peuple, à nous tous... et pourquoi en fin de compte? Un misérable trois pour cent du revenu brut de l' État.
Les pieds dans la boue
Il avait choisi cette vie rude, brutale, avec sa philosophie confuse où l'on poursuit la victoire en s'excusant de l'obtenir, mais, quand ça arrivait, il y avait ce sombre éclair dans ses tripes, le sentiment de vivre intensément.
The water is a dark flower and a fisherman a bee in the heart of her.
L'unique capital de Deb était son camion à plate-forme. Le peu d'argent que lui rapportaient d'occasionnels transports de marchandises prenait directement le chemin des trois bars d'Elk Tooth -Amanda Gribb, la barmaid, appelait cela l'effet ruissellement du Wyoming.
P9 : « Bob sait qu'il circule sur une partie de l'immense Prairie nord-américaine qui s'étendait jadis du Canada jusqu'au Mexique et offrait un spectacle infiniment varié aux voyageurs successifs qui l'ont décrite en termes contradictoires : au printemps le vent cru soufflait obliquement sur l'herbe et son tapis de bleuets , anémones , pensées sauvages et violettes, une vie intense venait des oiseaux et des antilopes ; mais s'ils la parcouraient en été loin des pistes tondues par le bétail, ils avançaient au milieu d'herbes qui leur montaient jusqu'à la taille et ondulaient comme des vagues ; ceux qui se mettaient en chemin à la fin de l'été ne voyaient qu'un paysage désertique et sec parsemé de cactus qui risquaient de blesser leurs chevaux. Rares étaient ceux, excepté les cow-boys, qui s'aventuraient en hiver sur ces plaines quand un vent du nord cinglant les balayait de neige. On entendait alors hurler les loups : aujourd'hui, songe Bob, on n'entend plus crier que les pneus. »
La vieille Mme Josef Przybysz avait travaillé jusqu'à soixante-six ans - « Tu ne travailles pas, t'as rien à bouffer, pas d'argent, pas de saucisse » - mais en 1950, l'année où elle surprit son petit-fils Joey en train de fumer une cigarette d'un paquet volé, et lui cassa le nez avec un œuf en ivoire de sa trousse à couture, un œuf venu de là-bas, elle prit sa retraite et se consacra à l'église, la cuisine, la vie sociale – et à de longs récits des temps difficiles auxquels la famille avait survécu.
“ Plus tard, cette étreinte ensommeillée s'était cristallisée dans son souvenir comme l'unique moment de bonheur naturel, miraculeux de leurs vies séparées et difficiles. Rien n'était venu le gâcher, pas même la certitude qu'Ennis ne l'aurait pas étreint de face, ce jour-là, parce qu'il ne voulait pas savoir ni sentir que c'était Jack, qu'il tenait ainsi. Et peut-être, pensait-il, n'étaient-ils jamais allés vraiment plus loin que ça. C'était ainsi. C'était ainsi.
Il y avait un espace incertain entre ce qu'il savait et ce qu'il voulait croire, mais il n'y pouvait rien, et quand on ne peut rien y faire il faut vivre avec.
Le ciel d’un bleu venimeux vomissait de la chaleur.