Au delà de mon attachement à la ville, ce qui m’intéressait c’est le face à face entre cette cité tranquille, de taille moyenne, à la vie douce et sereine, et l’ouvrage hors du commun que constitue la rade. On a entrepris de construire ici, dès le 18e siècle, la plus grande rade artificielle au monde : 1500 hectares d’eau calme. On l’a construite à la mesure de la peur ou de l’ambition qu’on nourrissait vis à vis de ceux d’en face, les Anglais. Et puis ? À peu près rien. La rade n’a servi qu’à de rares moments dans l’histoire. Elle est là, comme une gigantesque bête endormie au pied d’un bourg paisible. Alors je l’ai imaginé se réveillant par intermittence, pour dévorer ou régurgiter des mondes inconnus.
Et puis à Cherbourg, il y a le reste. L’ADN du paysage et du rivage est à moitié transformé. Les chantiers, les sous-marins nucléaires, la centrale de retraitement des déchets de la Hague pas loin, la centrale de Flamanville : beaucoup de choses mystérieuses se succèdent sur cette côte. Mais les échos de ces activités sont lointains, même au cœur de la ville. Il y a la douceur océanique, la lumière qui enveloppe tout avec délicatesse, la pluie qui noie le reste. C’est comme si le climat tamisait le mystère.
On peut voir le polar de plusieurs manières, et chacun aura sa définition. De mon côté, ce que j’en retiens, c’est ce mystère qui se dresse entre nous et la vérité, comme un mur qu’on gratte et qui se désagrège lentement sous nos doigts.
En tant que lecteurs, nous sommes derrière ce mur, privés d’une vue générale. La vérité se dévoile par bribes, morceau par morceau. Alors, c’est notre imagination qui comble les trous. Elle est constamment mise à contribution, tentant de faire tenir debout des hypothèses, de construire des mondes possibles à partir des indices qu’on rencontre.
Le lecteur du polar navigue dans des réalités successives qu’il produit lui-même en partie, que son imagination génère pour mieux partir à l’assaut du mystère et suppléer une vérité lacunaire.
C’est avec cela que j’ai voulu jouer, avec cette manière de démanteler le mystère, qui n’est pas un acte passif, mais un acte d’imagination. Et donc la source potentielle d’une autre réalité.
En effet, écrire sur une menace sourde, c’est écrire sur une chose forcément impalpable, un continent noir dont la teneur ne peut être approchée précisément. Moins on nomme la menace, plus elle prospère, plus elle se diffuse. C‘est dans l’absence de mot que le sentiment d’angoisse prend sa source. Et le récit peut retenir ses mots pour mieux l’entretenir.
Mais la radioactivité est une menace d’un autre genre. Ce n’est pas un paysage lointain ou une présence qui rode autour de nous. On ne se défend pas d’elle comme d’une chose du dehors. Elle circule partout, elle nous traverse, comme un souffle invisible. C’est un élément comme le vent, mais qui tord la structure intime des choses, l’espace et temps. Ce n’est qu’après qu’on voit son sillage, en nous, sur les choses, au travers d’un monde déréglé dont on découvre les effets à rebours.
Il y a une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft qui a des accents radioactifs, alors qu’elle date de 1927 : La Couleur tombée du ciel. Une météorite tombe dans un puits puis rayonne de là, déréglant tous les alentours. Mais la réalité de cette influence maligne est invisible. Elle se lit seulement en creux, dans la nature qui dépérit, chez les hommes qui délirent et sombrent les uns après les autres. On ne sait pas ce que c’est. Et on ne veut pas savoir. Car la source du mal est insaisissable, et dans Lovecraft, à vouloir trop chercher, on finit contaminé.
C’était très important pour moi de donner une place importante à cette histoire. Car, quoi qu’on pense des finalités d’une telle industrie, la construction des premiers sous-marins nucléaires a été une aventure incroyable, qui a mêlé l’héroïque et le tragique. Des milliers de gens ont œuvré ensemble autour d’un projet qui semble, aujourd’hui encore, presque déraisonnable. Comme beaucoup d’épopées collectives, seule reste l’image finale. On se souvient du gigantesque sous-marin noir glissant dans l’eau, tout comme on ne retient que les deux hommes qui plantent un drapeau à la surface de la lune.
Et pourtant, la fabrique de l’exploit a une dimension encore plus insensée. Car chaque sous-marin cache un monde de gestes, de techniques, d’apprentissages et de sacrifices. Des milliers de vies se sont succédées dans des ateliers-cathédrales, des vies passées à assembler des machines d’une complexité insoupçonnable, au croisement de centaines de savoir-faire.
Je crois qu’on doit s’intéresser à ces histoires industrielles, car ce sont nos grandes fresques civilisationnelles, et certaines se prolongent encore.
C’est l’histoire d’un monde qui se clôt, et d’un autre qui pousse sur cet héritage compliqué. Le monde précédent est fait de tours, de sous marins qui sillonnent le fond des océans, de toutes ces choses qui symbolisaient l’apogée d’une certaine idée de l’homme maîtrisant les éléments.
Mais qu’est ce qui reste de tout cela ? Peut-être juste l’incertitude, qui s’exprime au travers d’un univers déréglé, comme si la terre et la mer régurgitaient les vestiges d’un monde devenu indigeste.
Et puis, derrière tout cela, il y a la même musique de fond qui se perpétue, celle des histoires individuelles, les tragédies enfouies qui se répètent et se prolongent. Elles changent de peau, s’écrivent peut-être un peu différemment. Mais quand on rentre dans l’intime, la distance disparaît, le temps aussi. Qu’est ce qui différencie la détresse et l’angoisse face à l’enfantement, entre un couple de 1960 et un autre de 2010 ? Quel que soit le nom, le genre et l’époque, je ne crois pas que la détresse et l’angoisse s’accordent différemment.
Les livres qui me fascinent le plus sont aussi ceux qui, par voie de conséquence, annihilent toute prétention à écrire. Mais certains sont quand même libérateurs. Kafka sur le rivage n’est pas mon livre préféré d’Haruki Murakami. Mais, en le lisant, j’étais tellement sidéré par la puissance créatrice et l’entremêlement de tous ces mondes intérieurs que je me disais : « Comment un esprit humain peut-il concevoir une telle histoire ? C’est impossible ! ».
Et en effet, je crois que c’est impossible. L’écriture, ça ne peut pas être que du discours conscient. La musique de l’inconscient est tellement riche et complexe qu’elle excède tout ce que notre raison et notre volonté pourraient rêver d’inventer. Je trouve assez libérateur de penser qu’écrire, c’est saisir ce qui remonte de notre inconscient, et qu’il faut se laisser porter par lui. Ça ne fera pas de nous des Murakami, mais ça détend.
Tragédie à l`Everest, de Jon Krakauer parce que ça voudrait dire que j’ai gravi l’Everest et que je m’en suis sorti, chose que je n’oserai jamais faire. Je profite d’ailleurs de cette tribune pour dire que le titre original est infiniment plus beau que sa traduction française. Into thin air. C’est superbe, non ?
La trilogie de Pan (3) Regain de Jean Giono. Quand je l’ai lu, vers 14 ans, j’ai réalisé qu’un livre pouvait vous faire ressentir le froid de l’hiver, la chaleur de l’été, la faim, l’envie de courir derrière un lièvre et d’espérer le printemps.
Mon chien stupide de John Fante, parce que c’est une sorte de récréation un peu triste, qui commence comme un dimanche matin et finit comme un dimanche soir.
Depuis peu, Notre-Dame de Paris. Mais je fais comme tout le monde, je fais semblant d’en parler en connaissance de cause.
Bois sec, bois vert de Charles-Albert Cingria. C’est une perle. Moins connue que d’autres, certainement. Méconnue, je ne sais pas !
Cabourg, de Charles Faubas ?
Je n’ai pas de citation fétiche, mais il y a une phrase d’Oscar Wilde qui m’est restée. « Les tragédies des autres sont toujours d’une banalité consternante ». C’est amusant ce genre de phrase. Parce que si elle voyage seule, c’est l’expression ultime du mépris. Mais si elle reste attachée à la figure d’Oscar Wilde, qui a passé sa vie à jouer de la légèreté pour mieux parler du tragique, qui a fini enfermé à Reading pour homosexualité, alors soudain, les mêmes mots prennent une autre résonance. Plutôt une forme d’ironie désespérée. C’est une lame à double tranchant.
L`arbre à bouteilles, de Joe R. Lansdale. Que j’entrecoupe de poésies d’Aimé Césaire. On fait difficilement plus différent. Ou peut être pas. Je le saurai un jour !
Découvrez Cherbourg de Charles Daubas aux éditions Gallimard :
Entretien réalisé par Guillaume Teisseire.
Qui a écrit La Prisonnière ?