Citations de Elena Ferrante (2096)
Il expliqua que le problème des jeunes, c'était qu'ils ne savaient ni se regarder ni examiner leurs sentiments avec objectivité.
"On peut se regarder dans un miroir, répliquai-je, ça c'est objectif.
- Un miroir ? Mais c'est la dernière chose à laquelle on peut se fier !"
Ma mère était réduite à presque rien, et pourtant elle avait été vraiment encombrante, elle avait pesé sur moi en me donnant l'impression d'être un ver sous la pierre, à la fois protégé et écrasé.
Je me décidai, suffit avec la douleur. Aux lèvres de leur bonheur nocturne, je devais faire adhérer les lèvres de ma revanche. Je n'étais pas une femme mise en pièce sous le coup d'une rupture, d'une absence, jusqu'à en devenir folle, jusqu'à en mourir. Seuls quelques menus éclats s'étaient arrachés de ma personne, pour ce qui était du reste, je me portais comme un charme. J'étais intacte, je resterais intacte. A ceux qui me font du mal, je leur rends la pareille. Je suis le huit d'épées, je suis la guêpe qui pique, je suis le serpent sombre. Je suis l'animal invulnérable qui traverse le feu sans se brûler.
En la lisant, je la voyais, je l'entendais. Cette voix sertie dans l'écriture me bouleversa et me ravit encore plus que lorsque nous discutions tête à tête : elle était totalement purifiée des scories du parler, de la confusion de l'oral, elle avait la clarté et la vivacité que j'imaginais être celles du discours quand on était assez chanceux pour être nés dans la tête de Zeus et non pas chez les Greco ou les Cerullo. J'eus honte des pages infantiles que je lui avais écrites, de mes exagérations, mes frivolités, ma joie feinte et ma douleur fabriquée. Qui sait ce que Lila avait pensé de moi!
Un long lambeau de vie passée ensemble et on pense que c’est le seul et unique homme avec qui on aimera vivre sa vie, on lui attribue certaines vertus résolutoires, et c’est, au contraire, seulement un bois émettant des sons de fausseté, on ne sait qui il est véritablement, il ne le sait pas davantage lui-même. Nous sommes des occasions.
"_Alors ? Tu as félicité Elisa ? On dort bien chez les Marcello ?
Tu es contente que la vieille sorcière ait fêté ses soixante ans ?
Je répliquai, crispée :
_Si c'est ce que veut ma sœur, qu'est-ce que j'peux y faire ?
lui arracher la tête ?
_Tu vois ? Dans les contes, on fait comme on veut, dans la réalité on fait comme on peut."
"Qu'est-ce que cela pouvait bien me rapporter de devenir une autre ? Je voulais rester moi-même, liée à Lila, à notre cour d'immeuble, à nos poupées perdues, à Don Achille et à tout le reste ! C'était indispensable pour que je puisse ressentir intensément ce qui m'arrivait. En même temps, il est difficile de résister aux changements, et malgré moi je me transformais plus pendant cette période que lors de mes années à Pise."
L'obscénité, conclut-il, n'est nullement étrangère à la bonne littérature, et l'art véritable du récit, même lorsqu'il dépasse les limites de la décence, ne mérite pas d'être qualifié d'«osé».
Je l'observais étonnée et déçue, et je me promettais de ne pas lui ressembler, de devenir vraiment différente, moi, et de lui démontrer ainsi combien il était inutile et méchant de nous effrayer avec ses " vous ne me reverrez plus, jamais plus", alors qu'il fallait changer pour de vrai, ou bien elle devait quitter la maison pour de vrai, nous abandonner, disparaître.
Dans le monde, tout était équilibré et tout était risque : celui qui n'acceptait pas de prendre des risques et n'avait aucune confiance dans la vie dépérissait dans un coin.
Le moindre choix a son histoire, et beaucoup d'événements de notre existence restent tapis dans un coin en attendant le moment de surgir, et ce moment finit par arriver.
[début des 70's]
- Et lui, il peut se tromper ?
- Qui ça, lui ?
- L'ordinateur.
- Il n'y a pas de 'lui', Lenù, lui c'est moi. S'il se trompe, s'il patauge, c'est moi qui me suis trompé, c'est moi qui ai pataugé.
- Ah bon, dis-je avant de murmurer : je suis fatiguée.
Pietro fit oui de la tête et sembla prêt à conclure la soirée. Mais il s'adressa encore à Enzo :
- Tu as raison, c'est remarquable, mais si c'est comme tu le racontes, alors ces machines vont bientôt prendre la place des hommes, et toutes sortes de compétences vont disparaître. Chez Fiat, ils ont déjà des robots pour faire les soudures. On va perdre beaucoup d'emplois.
Sur le coup, Enzo acquiesça, mais il sembla y repenser et finit par recourir à la seule personne à laquelle il attribuait une autorité :
- Lina dit que c'est un bien : les boulots humiliants et abrutissants doivent disparaître.
(p. 341-342)
Ce qu'il fallait faire, c'était s'en aller. Partir définitivement, loin de la vie que nous avions connue depuis notre naissance. S'installer dans un lieu bien organisé où tout était vraiment possible. Et en effet, j'avais décampé. Mais seulement pour découvrir, dans les décennies suivantes, que je m'étais trompée, et qu'en réalité nous étions prises dans une chaîne dont les anneaux étaient de plus en plus grands : le quartier renvoyait à la ville, la ville à l'Italie, l'Italie à l'Europe, et l'Europe à toute la planète. Et aujourd'hui, c'est ainsi que je vois les choses: ce n'est pas notre quartier qui est malade, ce n'est pas Naples, c'est le globe tout entier, c'est l'univers, ce sont les univers! Le seul talent consiste à cacher et à se cacher le véritable état des choses.
« Ce n'était qu'une question d'argent, Lila. Maintenant tout a changé, tu es beaucoup plus belle que la jeune fille en vert. »
Mais je pensai : ce n'est pas vrai, je te raconte des mensonges. Dans l'inégalité il y avait quelque chose de beaucoup plus pervers, et maintenant je le savais. Quelque chose qui agissait en profondeur et allait chercher bien au-delà de l'argent. Ni la caisse des deux épiceries ni même celle de la fabrique ou du magasin de chaussures ne suffisaient à dissimuler notre origine. [...] Ça, moi je l'avais compris, et il y avait donc enfin quelque chose que je savais mieux qu'elle : je ne l'avais pas appris dans ces rues mais devant le lycée, en regardant la jeune fille qui venait chercher Nino. Elle nous était supérieure, comme ça, sans le vouloir. Et c'est ce qui était insupportable.
(p. 147-148)
L'appartement était très grand et toutes portes ouvertes, les pièces étaient lumineuses, les plafonds très hauts et décorés de motifs floraux. Je remarquai surtout qu'il y avait des livres partout, il y en avait plus dans cette maison que dans la bibliothèque de mon quartier, des murs entiers étaient recouverts jusqu'au plafond.
Tout a l'air en ordre - bonjour, à bientôt, installez-vous, qu'est-ce que vous voulez boire, vous pouvez baisser un peu le son, merci, de rien. Et pourtant, un voile noir peut s'abattre à tout instant. C'est une brusque cécité, on ne sait plus mettre les choses à distance, on se cogne partout. Cela concernait-il seulement quelques personnes, ou n'importe qui pouvait-il en arriver à ne plus rien y voir, une fois une certaine limite dépassée ? Et était-on davantage dans le vrai lorsque l'on voyait toute chose clairement, ou bien lorsque les sentiments les plus puissants et les plus intenses - la haine, l'amour - nous aveuglaient ?
Quel que soit l’angle sous lequel on examinait ce bracelet, quelle que soit l’histoire dans laquelle on l’insérait – un conte, un récit intéressant ou banal –, il ne mettait en évidence qu’une seule chose : notre corps, secoué par les convulsions de la vie qui le consument, nous pousse à faire des choses stupides qui ne devraient pas avoir lieu.
Les mois de grossesse passèrent rapidement pour moi, malgré mes soucis, et très lentement pour Lila. Nous remarquâmes souvent que nous vivions l'attente de façon totalement différente. J'utilisais des expressions comme «j'en suis déjà au quatrième mois» alors qu'elle disait plutôt «j'en suis seulement au quatrième mois».
Mon mari avait retiré ses pensées de ma personne pour les transférer ailleurs. A partir de maintenant, il en irait ainsi, je serais seule pour toutes les responsabilités qu'auparavant nous partagions.
Je devais réagir, je devais m'organiser.
Ne pas céder, me dis-je, ne pas m'étaler de tout mon long.
"Tout rapport intense entre des êtres humains est truffé de pièges et, si on veut qu'il dure, il faut apprendre à les esquiver."