2018 sera l'année du bicentenaire de la naissance de Tourgueniev, ce qui donnera lieu à plusieurs manifestations, dont quelques-unes que je prépare. La biographie d'Henri Troyat est très bien fournie et bien documentée sur 254 pages. Elle a été plusieurs fois commentée sur Babelio avec beaucoup de compétence, et il y a peu de choses à ajouter. Troyat parle cependant relativement peu du contenu des oeuvres. Là aussi, j'ai trouvé dans Babelio une série de commentaires particulièrement bien faits sur la plupart d'entre eux (il ne reste que peu d'oeuvres à ajouter). Le mien va donc se situer un peu en marge, pour faire une sorte de synthèse des différents thèmes abordés das son oeuvre.
À bien des égards, Ivan Tourgueniev (1818-1883) occupe une place à part dans la littérature russe, notamment si on le compare à ses contemporains Dostoïevski et Tolstoï ou à Pouchkine et Gogol. Il écrit sept romans et dix pièces de théâtre, mais cesse d’écrire pour la scène dès 34 ans. Son œuvre est surtout constituée par plus de cinquante nouvelles brèves, en très grande majorité autobiographiques, imprégnées de souvenirs simples et nostalgiques, souvent relatifrs à des reculades devant le mariage ou des amours impossibles, malheureuses, manquées, ou éphémères comme Premier amour, Anouchka, Le Journal d’un homme de trop, André Kolossov, Petouchkov ou Le Célibataire. À 13 ans, Tourgueniev est déjà amoureux fou d’une princesse de 19 ans, Ekaterina Chakhovsky, comme à 65 ans d’une actrice de 25 ans, Maria Savina, mais «le corps ne suivait plus», déjà pour la baronne Julie Vrevski, 33 ans quand il en avait 55. Il ne restait que les lettres enflammées.
Sous une forme ou sous une autre, la femme est omniprésente dans son œuvre. Les femmes âgées, notamment dans Moumou et Premier amour, sont des portraits féroces de sa mère, inflexible et autoritaire.
La moitié de ses nouvelles, tournant autour d’un même thème, est réunie sous le titre Mémoires d’un chasseur (traduit parfois Carnets d’un chasseur) et est construite sur un schéma invariable: le narrateur revient de la chasse et est invité par le maître des lieux (à moins qu’il ne s’abrite de l’orage dans la première maison venue, fasse une rencontre dans un relais-poste ou dans une auberge, ou rencontre des paysans dans la forêt) et raconte un souvenir lointain, ou écoute les souvenirs de son hôte. C’est l’occasion de longues descriptions poétiques de la campagne russe et des senteurs de la forêt, mais aussi d’un réquisitoire implacable contre le servage, par la description de la vie misérable des paysans et de l’arbitraire de la noblesse terrienne. Ces nouvelles, et l’un de ses principaux romans, Pères et fils, consacré aux conflits de génération à ce propos, auraient même – de l’aveu d’Alexandre II – contribué à l’abolition du servage par ce tsar libéral assassiné en 1881 et tragiquement remplacé par Alexandre III, auteur d’un retour à l’autocratie, couvercle sur la marmite qui n’est pas pour rien dans les évènements de 1917. Dans les évocations du servage interviennent beaucoup de souvenirs de jeunesse, notamment à travers l’évocation de sa mère, grande propriétaire terrienne, dure avec ses serfs comme avec l’écrivain, et avec qui il règle ses comptes. Lui-même, après la mort de sa mère, affranchit ses serfs avant la publication du décret impérial. Son combat contre le servage lui valut un doctorat honoris causa de l’Université d’Oxford.
On retrouve aussi chez Tourgueniev, par exemple dans La Provinciale, comme dans les Trois sœurs de Tchekhov, l’évocation vécue du contraste entre la vie morne à la campagne et la vie brillante à Saint Pétersbourg, faite de bals, de théâtre et de réceptions.
Lié au thème de la nostalgie, celui du temps est une notion essentielle chez Tourgueniev. Ses œuvres se déroulent souvent en trois temps. Le narrateur rencontre des amis ou des inconnus, prétexte à invoquer un épisode passé qui n’est donc que rarement abordé d’emblée. Enfin, un bref épilogue nostalgique se passe x années plus tard, et nous apprend le destin ultérieur, souvent tragique, des protagonistes.
Le grand amour de sa vie fut la mezzo-soprano Pauline Viardot, sœur de Maria de Bériot (La Malibran) et fille de Manuel Garcia, compositeur et ténor préféré de Rossini. Il l’a rencontrée lors d’une tournée à Saint Pétersbourg, et a formé une sorte de ménage à trois, chassant avec le mari, couchant - en tous cas à certaines époques – avec la femme dans l’indifférence du mari,.. avant qu’on se retrouve à trois pour la veillée. Tourgueniev s’installa chez eux en Franceà 29 ans, les suivit à Baden-Baden où ils avaient déménagé puis, lors de leur retour en France, à Paris ou à Bougival où il est mort. Il n’est pas exclu que Tourgueniev soit le père de Paul, quatrième enfant de Pauline Viardot, futur virtuose du violon, à qui l’écrivain offrit un Stradivarius. Il écrivit en français le livret de plusieurs opéras de chambre dont la musique était composée par Pauline Viardot, et qui était joués par les élèves de son cours de chant. Quant au mari, il fut le traducteur de plusieurs œuvres de l’écrivain.
Ces séjours à Paris lui valurent des amitiés, notamment de Flaubert, Daudet, G. Sand, Mérimée et les Goncourt, et la rencontre d’autres écrivains de son temps. Il fut même nommé vice-président du congrès international des écrivains tenu à Paris sous la présidence de Victor Hugo.
Ces séjours à l’étranger expliquent que certaines nouvelles n’ont pas la Russie comme cadre mais la France, l’Allemagne ou l’Italie. On peut cependant les compter sur les doigts d’une seule main.
A l’époque, la société russe étaient partagée entre deux tendances dont on retrouve en permanence les échos dans l’œuvre de Tourgueniev: les occidentalistes, persuadés que la Russie, encore moyenâgeuse à certains égards, devait s’ouvrir et évoluer vers une démocratie à l’européenne, et les slavophiles cultivant les héros et les valeurs russes dans un certain immobilisme. Esprit libéral, ouvert sur l’Occident Tourgueniev n’en était pas moins profondément russe et attaché à son pays, mais se trouva souvent en butte à de critiques virulentes des extrêmes des deux camps en raison de ses séjours à l’étranger et d’une position médiane qui a toujours été un trait fondamental de son caractère non violent. Ce conflit entre slavophiles et occidentalistes recouvrait en grande partie l’opposition entre partisans et adversaires des réformes sociales. Proche des révolutionnaires quand il était étudiant, il avait été l’ami de l’anarchiste Bakounine avant d’adopter une attitude de réformiste réaliste, rejetant les positions extrêmes des deux camps, ce qui lui valut tant les injures de ses anciens amis qu’un bref emprisonnement suivi d’une assignation à résidence sur ses terres. On trouve notamment ce sujet dans Le Pain d’autrui, A la veille, Fumée, Pères et fils, et Le Nid d’un gentilhomme.
Dans ses œuvres «sociales» comme dans celles consacrées aux amours inaccessibles, on retrouve une autre dialectique, opposant la théorie à l’action, avec des hommes faibles ou velléitaires, souvent dominés par les femmes comme se ressentait Tourgueniev. L’une de ses nouvelles s’appelle Le Hamlet du district de Chtchigry, mais on retrouve bien d’autres Hamlet indécis, notamment dans Fumées (Litvinov) et dans Terres vierges (Nejdanov).
Il existe aussi, surtout à la fin de sa vie, quelques nouvelles fantastiques et oniriques comme Le Rêve.
Comme introduction à l’œuvre de Tourgueniev, dont il sera beaucoup question en 2018, on trouvera ci-dessous le résumé d’une de ses nouvelles les plus connues, Premier amour, résumé d’ailleurs fort imparfait car s’il est possible de résumer les faits, il est impossible de rendre toute la finesse et la saveur des descriptions des personnages comme des évocations de la nature.
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