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Critiques de Jorge Luis Borges (360)
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Fictions

Je suis assez perplexe quant à ce que je pense de ce recueil de nouvelles. Mon impression est très mitigée : au coeur, des idées philosophiques captivantes, mais autour, du bla-bla parfois soporifique.

Tout d'abord, les points qui me sont apparus plutôt négatifs : des nouvelles tantôt bizarres, tantôt ésotériques, tantôt limpides, tantôt policières, bref une sorte de fatras hétérogène. Ensuite, j'ai été assez déçue par le style dont la lecture ne m'a procuré aucun plaisir purement littéraire (certes j'ai lu une traduction, mais tout de même), au sens de la jubilation d'une formule ou de la beauté du verbe. En effet, les nouvelles ne couvrent, bien souvent, que quelques pages et pourtant, Jorge Luis Borges trouve parfois le moyen d'être barbant, verbeux ou pédant, voire, les trois à la fois. Pour étayer mes dires, je vais donner un exemple de ce que j'avance à l'aide d'un court extrait de deux phrases, pris au hasard (j'aurais pu en choisir bien d'autres) :



"En Asie mineure ou à Alexandrie, au second siècle de notre foi, quand Basilide proclamait que le cosmos était une improvisation téméraire ou mal intentionnée d'anges déficients, Nils Runeberg aurait dirigé avec une singulière passion intellectuelle un des petits couvents gnostiques. Dante lui aurait destiné, peut-être, un sépulcre de feu; son nom grossirait les catalogues des hérésiarques mineurs, entre Satornile et Carpocrate; quelque fragment de ses prédications, agrémenté d'injures, resterait dans l'apocryphe Liber adversus omnes haeres ou aurait péri quand l'incendie d'une bibliothèque monastique dévora le dernier exemplaire du Syntagma."



Je ne sais pas si je vous ai convaincu, mais pour moi, ces phrases aussi facile à hâler que des trente-huit tonnes furent un ressenti très dommageable car j'aurais aimé me pencher avec plus de plaisir et d'entrain sur ce qui constitue le fond des nouvelles, à savoir, des réflexions philosophiques ou des amorces d'essai de très grand intérêt.

Ainsi, le recueil est organisé en deux ensembles intitulés "Le jardin aux sentiers qui bifurquent" et "Artifices" et compte 17 nouvelles. de mon point de vue, certaines nouvelles sortent vraiment du lot et ont su impressionner mon esprit de manière positive, non pas par le plaisir qu'elles procurent à la lecture, mais par ce qu'elles impriment de durable chez le lecteur. N'oublions pas que notre cerveau a tendance à ne retenir que les meilleures parts d'un souvenir composite.

Dans "Pierre Ménard, auteur du Quichotte", Borges aborde avec humour et ironie le cas des écrivains qui se font des noeuds au cerveau et qui essaient, par des processus alambiqués de réinventer la poudre coûte que coûte. Cette réflexion pourrait être élargie à bien d'autres corps de métiers qui comptent en leurs rangs de pleines bordées de magnifiques phraseurs, qui se révèlent être d'authentiques branleurs de mouches dès qu'on creuse un peu dans leur spécialité.

"La bibliothèque de Babel" est plus symboliste et plus complexe. L'auteur se penche sur plusieurs notions imbriquées. D'une part notre position de maillon anonyme dans une chaîne sans fin, au sein de laquelle nous puisons nos influences (chaînons antérieurs) et dans laquelle nous injectons la nôtre aux chaînons à venir. De la sorte, il évoque le fait que tout peut faire sens, pas nécessairement consciemment, ni partout, ni tout le temps, mais que rien n'est à négliger. D'autre part, il milite, ce qui n'est pas si fréquent, dans le sens de minimiser l'impact des grandes catastrophes culturelles que sont les autodafés, où les pertes sont souvent, après coup, élevées au rang des merveilles du monde englouties. Il raisonne de par leur nombre (faible par rapport à ce qui reste) et de par leur genèse (les oeuvres détruites ont bénéficié des mêmes influences que celles qui demeurent) et de par leur position dans la chaîne, à savoir que même si elles ont aujourd'hui disparu, elles (les oeuvres) ont tout de même exercé leur influence sur d'autres oeuvres, qui elles continuent d'exister et d'apporter leur richesse au reste de l'édifice. On peut lire encore bien d'autres considérations dans cette nouvelle (la ruche avec ses hexagones, l'aspect visionnaire de Borges quand il décrit avant l'heure l'analogie entre la somme d'écrits apparemment inutiles d'une bibliothèque et notre ADN non codant pouvant s'exprimer un jour ou l'autre, etc.) mais qu'il serait long de développer ici.

"La loterie de Babylone" est probablement celle qui m'a le plus intéressée. Jorge Luis Borges, avec un sens mathématique indéniable (comme dans plusieurs autres nouvelles), bâtit une sorte de modèle humain théorique et probabiliste qu'il laisse tourner pour en chercher le développement ultime. Ainsi, en introduisant dans son modèle une variable a priori anodine, il en vient à donner une forme d'explication théorique à la mainmise du pouvoir et de l'économie, aux rapports de force sociaux, et en somme, à comment une société quelle qu'elle soit s'auto-organise en combinant hasard et nécessité. le plus stupéfiant, c'est que l'auteur, avec sa façon de nous présenter les choses nous invite fatalement à comparer l'organisation sociale réelle à sa petite machinerie théorique et à y trouver force points communs.

"Le jardin aux sentiers qui bifurquent", de part son personnage principal asiatique, mais surtout par son tour particulier, sa lenteur étudiée m'a rappelé de grands écrivains esthètes extrême-orientaux comme Kawabata.

Enfin, il n'est probablement pas inutile de mentionner que les nouvelles "La bibliothèque de Babel" et "Le miracle secret" inspirèrent à Umberto Eco son fameux roman le Nom de la rose (peut-être bien aussi le nom d'un site internet que vous fréquentez régulièrement...).

Voilà, à vous de voir maintenant, je vous ai livré la mienne, à vous de conFICTIONner votre propre conFICTION sur cette oeuvre.
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Fictions

Le temps a fait son oeuvre!

J'avais lu Fictions quand j'étais étudiante et il faut bien le dire, j'étais bien passée à côté. Je reconnaissais, en partie aux dires de ma prof, qu'il s'agissait d'un auteur important, mais je n'étais pas arrivée à rentrer dans les nouvelles de Borges, les jugeant trop érudites et obscures.



Plus ou moins 20 ans plus tard, je reprends enfin le livre, plein d'annotations de l'époque; j'ai trouvé la bonne focale du premier coup, la bonne distance pour apprécier l'humour qui se cache derrière cette érudition feinte et bref, j'ai adoré! Est-ce la maturité? Le sérieux mis à mal par un gain d'expérience? Dans mon cas, sans doute!



Le recueil fait en tout et pour tout 180 pages, c'est peu et pourtant, il m'a fallu un mois pour le finir. Pour apprécier chaque nouvelle, pour ne pas en commencer une autre les yeux hagards, sans saisir le contexte de ce nouveau récit qui succède celui qui m'a été révélé juste avant.

Maintenant que j'ai fini, je tiens à dire que j'ai été soufflée par l'univers que chaque nouvelle (trois pages en moyenne) faisait naître en quelques mots: le passé, le présent et le futur, le monde, l'espace, l'infini, la vie et la mort, l'éternité toute cela apparaît dans une mise en abyme vertigineuse.

Borges est fasciné par le thème du labyrinthe parfait qui engloberait le Tout dans une sorte de répétition à l'infini, dans une infinité de variantes. Tout cela laisse le lecteur abasourdi et comme immobile dans l'oeil du cyclone, attendant la chute ultime.

Mais Fictions est aussi empreint d'une forte poésie mélancolique qui rend chaque nouvelle intemporelle. Après cette relecture, je comprends enfin pourquoi Borges est cité parmi les auteurs les plus importants du XXième siècle car comme Proust, mais une dizaine de milliers de pages en moins, il parvient à immobiliser le Temps dans ses mots.
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Fictions

C'est avec ce petit livre que j'ai fait ma première rencontre avec Borges. J'ai commencé par son livre le plus connu (classé parmi les 100 meilleurs livres de tous les temps).



J'y ai trouvé tout l'art de l'écrivain argentin. Sa ruse littéraire en essayant de se faire passer pour un simple novice de la littérature et de nous décrire comme réel, un imaginaire; son savoir encyclopédique qui nous donne l'impression que Borges a tout lu, son imagination féconde nourrie de ses lectures abondantes de tout ce qui lui tombe entre les mains (Littérature occidentale, orientale ...), ses métaphores et son symbolisme ouverts à toutes les interprétations, sa manière originale à nous pousser à réfléchir, à imaginer, à examiner, à chercher pour découvrir, à nous ouvrir de nouvelles voies.



J'y ai trouvé également, l'homme labyrinthique qu'est Borges, qui mène le lecteur là où il n'aurait jamais pu entrer! Pour lire ce tout petit livre, il faut une référence riche, il faut s'adapter au style de Borges, à toutes ces informations historiques (plutôt mythologique), scientifiques (mathématiques). En plus, Borges est l'homme au miroir, un monde a son double. Et cela à l'infini; le monde bibliothèque, l'homme et son double rêvé, le réel et l'imaginaire, le destin et le hasard...Borges est aussi l'homme bibliothèque, son livre est un mélange savant de tous les écrits universels mais aussi des encyclopédies qu'il a consultées.



Les pièces (car on ne peut les nommer ou classer) que regroupe ce recueil sont variées et originales (au niveau de la forme et du fond). Borges qui prône la relecture, nous présente une oeuvre à relire à l'infini. Car ces pièces sont comme du verre pulvérisé qui montre à chaque fois un reflet différent; des perles chatoyantes.

Si Kafka a voulu (entre autre) représenter le monde en le transformant en rêve (ou cauchemar), Borges a voulu recréer le monde qu'il ne verra plus, à cause de sa cécité.



J'ai beaucoup aimé les "histoires" de cet homme dormant pour rêver quelqu'un qui est lui-même rêvé par un autre, de cet auteur de Don Quichotte et le changement du lecteur, de ce monde bizarre d'Uqbar, de cette bibliothèque universelle, de ce condamné à mort qui pense à toutes les possibilités qui peuvent lui arriver lors de son exécution (chose que moi aussi je fais), de cet écrivain fictif à l'oeuvre fictive qui est décrit comme réel à l'oeuvre singulière, et de cette recherche d'Almotasim...



Une fois lu, je me suis dit: je lirai Borges toujours, je n'étais plus le même; de nouveaux horizons étaient ouverts!
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L'Aleph

"Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux l'effacent."

Ou encore, comme nous le rappelle Borges, en citant les livres hermétiques - "ce qu'il y a en bas est identique à ce qu'il y a en haut" - et vice versa.



Dans le musée d'art moderne au Centre Pompidou il y a un bien étrange objet. C'est une caisse métallique remplie de miroirs triangulaires, qui se renvoient votre reflet entre eux - c'est donc une image dans un miroir reflétée par la multitude d'autres miroirs; un labyrinthe fait des mêmes images, reflétées et entremêlées à l'infini...

Cela s'appelle "Mirror Vortex" - et c'est encore le meilleur exemple que j'ai trouvé pour vous décrire l'univers de "L'aleph".



Fidèle à ses thèmes de prédilection, Borges les aborde à nouveau dans ce recueil de contes philo-métaphysiques. La quête éternelle de l'immortalité, le multiple et l'unique, la recherche de l'absolu... le thème de "double", si présent dans son "Livre de sable", glisse ici vers "l'éternel" et "l'universel"; nous nous promenons dans les labyrinthes réels et psychiques à la fois.



Malheureusement (ou heureusement ?), l'homme se situe entre les deux "fleuves" mentionnés plus haut - d'où sa recherche perpétuelle de quelque chose d'impossible à atteindre...

Comme dans l'histoire de ce noble aventurier de "L'immortel", qui part à la recherche de la cité perdue - pour, finalement, apercevoir une infime partie de la vérité... l'immortalité est un fardeau; il ne sert à rien de construire des cités qu'on abandonne par lassitude. La perspective fatigante de l'éternité devant, on abandonne toute action, on s'endort...

Etrange hasard - je lisais Lovecraft en même temps, et j'ai trouvé frappante la similitude entre son histoire "La cité sans nom" et "L'immortel". La "cité" est toujours là, abandonnée depuis... le temps est tellement relatif ! - ainsi que ses créateurs qui peuvent resurgir dans une heure... dans dix mille ans ? - pour eux, ça n'a aucune importance ! Même le mot "jamais" n'a peut-être plus le même sens...



Les notes en marge des histoires de Borges sont, comme toujours, un joyeux mélange de vrai et de faux, et en font une partie intégrante. (Encore une chose en commun avec Lovecraft, mais il suffit !)

On passe un moment avec le savant Averroës, qui peine avec la traduction d'Aristote et les mots "tragoedia" et "comoedia" - car le concept même de théâtre lui est inconnu. Il discute, à son insu, le théâtre avec ses amis - mais la réponse lui vient d'ailleurs - car le "theatrum mundi", même sans connaître l'expression, est un concept universel.

On suit une dispute érudite pour condamner au bûcher un homme qui est une "idée", une "somme", ou le "reflet" des autres hérétiques - " Si l'on réunissait ici tous les bûchers que j'ai été, ils ne tiendraient pas sur terre et les anges en seraient aveuglés." - une dispute dont le gagnant se rend compte qu'il utilise les phrases de son adversaire pour le contredire !

On trouve un "Zahir" - mais attention, c'est dangereux ! Ca vous fait réfléchir sur l'argent d'une façon dont vous ne le faites pas habituellement.



Et peut-être que sur la dix-neuvième marche de l'escalier qui mène dans votre cave, sous un angle bien précis, vous verrez "l'Aleph" - "le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers, vus de tous les angles".

Alors, vous comprendrez TOUT - mais je ne sais pas si je vous le souhaite !





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Fictions

« Jorge Luis Borges est l'un des dix, peut-être des cinq auteurs modernes qu'il est essentiel d'avoir lus. Après l'avoir approché, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents » Claude Mauriac.



Borges or not Borges, c'est la question que l'on se pose en ouvrant son recueil de nouvelles, surtout après la lecture de la première nouvelle « Tlön uqbar orbis tertius ». Jorge est un créateur de monde. Il aime nous embarquer dans sa réalité qu'il veut nous faire nôtre. Pour lui à la manière d'un Berkeley, il nous montre que les choses n'existent que par nos idées. Comme pour le philosophe précité, seuls les esprits ont une réalité substantielle, les objets dits « matériels » sont réduits à une somme de qualités perçues. Il n'est pas possible qu'ils aient une existence quelconque en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent. A partir de ce postulat, Borges nous prend par la main et nous demande de penser autrement pour réussir à recréer avec lui un monde débordant de fictions borgésiennes…



Et on voyage loin avec l'ami Jorge. D'abord au travers de ses miroirs à réflexions multiples, puis dans ses labyrinthes immenses, enfin avec son temps qui dure une année dans quelques secondes. Chez Borges la succession du rêve et de l'éveil a pour effet de fusionner les deux états au point de ne plus réussir à les différencier. On se perd dans ses récits, on s'y noie. On pense perdre la notion de vérité dans son monde irréel mais bien vite on s'aperçoit que Jorge nous entraîne dans sa propre dimension qui est bien plus vraie que notre banale matérialité. A y regarder de plus près sa réalité virtuelle se transforme en une réalité augmentée. Cet auteur entretient aussi une certaine confusion entre les personnages et les personnes existantes. Ce flou artistique nous empêche de démêler le vrai du faux. Ses vraies fausses citations deviennent florilèges ainsi que ses fausses vraies oeuvres.



Quand on lit du Borges on doit accepter l'idée que les mots peuvent changer de sens. Son fantastique se situe également au niveau de sa prose. Une écriture agréable mais exigeante qui en quelques mots bien choisit sait nous décrire son univers. Son oeuvre peut ravir les intellectuels par l'érudition qui y règne. On se sent obligé de sortir de temps en temps le dictionnaire pour comprendre le sens de certains mots. Des mots qui possèdent plusieurs significations à la fois comme la plupart d'ailleurs de ses histoires. On finit par se demander si c'est l'auteur ou le lecteur qui a écrit le texte. le génie de Borges consiste à donner à ses nouvelles la même puissance que des romans. Borges fait usage également de termes scientifiques car Il est à la fois mathématicien et écrivain. La science-fiction et fantastique sont chez lui enchevêtrés.



Une découverte originale et transgressive qui en étonnera plus d'un. Un exercice intellectuel qui se situe au bord de l'effort neuronal. C'est grâce à sa culture et à ses connaissances que Borges parvient à nous transcender et à nous rendre plus intelligents. La boucle est bouclée, le cercle peut se fermer.



« Je n'écris ni pour les élites, ni pour les masses, j'écris pour moi, pour mes amis, et pour adoucir le cours du temps ».



« Ce qui importe, ce n'est pas de lire, mais de relire »



Merci à mes amis –es pour cette (re)lecture commune.

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Neuf essais sur Dante

Ce recueil très intéressant, paru en 1982 et qui porte très bien son titre a été traduit de l'espagnol par Françoise Rosset et préfacé par Hector Bianciotti. Je m'y suis intéressée suite à la lecture de Simurgul de Violeta Lăcătușu. En effet, le dernier essai (Le Simurgh et l'Aigle) se pose la question de l'être « composé d'autres êtres, par exemple, l'oiseau fait d'oiseaux ».

C'est avec beaucoup d'érudition, de mises en abime, mais aussi sensibilité que Borges éclaire l'œuvre de Dante qu'il vénérait, tout en laissant entrevoir sa propre expérience notamment face au sentiment amoureux.

Je termine par l'affirmation du préfacier : « Borges a dit et répété que toute lecture enrichit un livre ; que les livres, avec le temps et les générations de lecteurs successives, peuvent même changer de genre ; qu'il n'y a pas de description d'une actualité quelconque qui ne coure le risque de devenir une élégie… »



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L'Aleph

Ce billet concerne uniquement la nouvelle « La quête d'Averroés », de l'Aleph de Borges, nouvelles lues il y a trés longtemps. Suite au billet de Pecosa sur « Averroés ou le secrétaire du diable » et son commentaire sur cette nouvelle, j'ai repêché le livre du tréfonds de ma bibliothèque, n'en ayant plus aucun souvenir et son billet m'étant trop intrigant.

Averroés , médecin arabe, philosophe, vivant à Cordoue a l'époque de l'Andalousie musulmane ( XIIe siècle), se consacre dans son oeuvre Tahafut-ul-Tahafut ( Destruction de la Destruction) à la pensée d'un homme dont quatorze siècles le sépare, Aristote. Il est à la recherche du sens de deux mots tragoedia et comoedia de l'oeuvre du philosophe grec..... en faites il est en quête de l'évident, mais....

Borges prenant la parole à la fin de la nouvelle que je vous laisse découvrir, s'identifie à Averroés, « Je compris qu'Avarroés s'efforçant d'imaginer ce qu'est un drame, sans soupçonner ce qu'est un théâtre, n'était pas plus absurde que moi, m'efforçant d'imaginer Averroés sans autre document que quelques miettes de Renan, de Lane et d'Asin Palacios..... ».

Brillant !

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L'Aleph

Il est toujours un plaisir pour moi de lire Borges. J’ai lu avec délectation chacune des nouvelles composant ce recueil.

Borges, toujours fidèle à son style et à sa magie, transporte son lecteur dans des lieux extraordinaires à la découverte de choses et d’histoires fabuleuses. Il le mène avec sa ruse borgésienne multipliant les références et les noms. Il ne raconte pas, Borges construit des labyrinthes.



De la nouvelle métaphysique (si l’on veut) à la nouvelle policière, au conte philosophique mais aussi mythologique, on se perd pour se retrouver, comme disait Claude Mauriac, plus intelligent.



Pour Borges, qui a toujours beaucoup lu, tout est imprégné de littérature universelle. Chaque acte s’explique par la littérature et trouve un écho en elle, chaque être a un double littéraire ou mythologique. Dans les nouvelles de Borges rien n’est écrit au hasard, chaque phrase a son importance dans la construction. Assoiffé de savoir et de découverte, Borges poursuit sa recherche de l’absolu, de l’ultime, du tout qui réunit toutes les connaissances de l’univers, tous les lieux, tous les objets, de la phrase qui résume tout le mystère de l’existence. Pour lui ; le monde est un vrai labyrinthe insondable, qui garde ses secrets, et tout homme représente tous les hommes dans un jeu de symétries.



L’une des nouvelles, "La Demeure d’Astérion" m’a rappelé curieusement un chapitre d’"Eloge de la marâtre" de Vargas Llosa où le narrateur est un monstre qui est la "Tête I" peinte par Francis Bacon. Les deux personnages sont des monstres inspirés de tableaux et de la mythologie, sont naïfs, sympathiques et pathétiques.

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Le livre de sable

Borges active en nous une zone profonde dans notre cerveau et la laisse palpitante après. Lorsqu’on s’attaque à un livre de Borges, on sait d’emblée à quoi l’on s’attend : à l’inattendu. A l’indicible. C’est le monde enfuit dans le notre et qu’on ne retrouve que si l’on sonde les lieux insolites auxquels on ne fait pas attention, on ne visite pas, trop éblouit par les lieux communs.



Après Fictions, j’ai lu Le livre de sable. Le livre de Sable ou le livre de Borges car les deux sont fugaces et insaisissables, brillants et infinis. On sent l’influence des Mille et une nuits, de ces lectures d’encyclopédies, mais aussi des sagas scandinaves. Dans ces nouvelles, on raconte des faits mais l’on ne peut savoir si cela a vraiment eu lieu, ou c’est un rêve ou issu de l’imaginaire. Le fantastique, l’imaginaire, le magique, le réalisme tous s’y mêlent.



Chacune des treize nouvelles a un caractère différent et peut être la source de longue analyse, ou d’inspiration à des romans volumineux.



L’histoire de ce livre de sable (dernière nouvelle du recueil) m’a fait penser au Facebook . Un livre sans début et sans fin, les pages sont en désordre, les images disparaissent une fois le livre fermé et l’on ne peut les trouver en cherchant sur les mêmes pages, on y trouve un peu de tout, il est infini ; le livre a emprisonné le narrateur dans son monde et l’a éloigné du réel. De même le Facebook, il est infini et les images ou publications cèdent leur place à d’autres, on y trouve tous les domaines imaginables, et si l’on cède à sa tentation on cède et on s’éloigne de la vie réelle.

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Fictions

Existe-t-il des récits de fictions avec autant de portée philosophique quelque part dans l'ensemble de la littérature? Chez Lessing, chez Novalis, chez Kafka, chez Hesse, chez Kierkegaard, peut-être? En tout cas, on nage dans ces eaux là, en excellente compagnie!

Les récits surgissent à partir de toutes sortes d'horizons (mystique, fantastique, érudition, faits divers, etc.) pour s'étaler, avec autorité et confiance devant l'esprit fasciné du lecteur que je suis et les idées comme les perspectives employées m'ont entraîné à toutes sortes de profondeurs spirituelles et philosophiques tout en me divertissant avec beaucoup d'efficacité.

La Bibliothèque de Babel et Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte se démarquent particulièrement pour moi parmi les nouvelles en présence dans Fictions. Les deux nouvelles présentent des caricatures ironiques symbolisant l'absurdité et la vanité absolue de la quête du savoir effrénée dans laquelle notre civilisation semble actuellement irréductiblement lancée.

J'ai aussi beaucoup apprécié la lutte pour la liberté qu'expriment plusieurs nouvelles dont Tlön, Orbis Tertius et surtout La Loterie à Babylone.

Combien de fois, je suis tombé sur une évocation de nouvelles issues de ce recueil? Je ne saurais dire! Probablement au moins aussi souvent que sur des évocations de Fables d'Ésope ou des Contes d'Andersen!

Un lecteur a besoin de savoir certaines informations précises, histoire de saisir le sens de ce qui est exprimé et l'impression qui doit s'en dégager et c'est au mot près que Borges lui livre toujours la juste mesure. Il est évidemment possible que le message ne passe pas chez certains, mais toutes les chances auront été mises à sa disposition afin de garder son attention et son intérêt à leurs niveaux maximums.

Oui, pour moi, Borges écrit exactement ce qu'il veut, avec une élégance sans compromis.

Ce sont carrément devenues des incontournables dans l'histoire de la pensée occidentale et il aura eu la chance de le savoir de son vivant. Quel merveilleux recueil de nouvelles philosophiques!
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L'auteur et autres textes

Je retrouve le Borges que j'aime et le découvre encore!

C'est un plaisir intense de cheminer avec le grand auteur d'Argentine, dansles sentiers de l'histoire, de son histoire, de ses rencontres et fulgurances, de son imagination!

Il y a de grand moments, de l'intime, du vers et de la prose. Il y a surtout, totalement et définitivement du Borgès!

Peut-être, dans une certaine mesure, un "tour du propriétaire... Avant l'aveu humble et sage de l'auteur dan son épilogue (Epilogo) qu'il a vécu peu et lu beaucoup.

Mon édition, dans L'Imaginaire Gallimard, est bilingue et permet d'aller dans le chant hispanique sur la page de gauche: Très pratique et tellement agréable!
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Histoires étranges et fantastiques d'Amérique l..

"Cela n'est pas possible, et pourtant, cela est."

(J. L. Borges, "Livre de Sable")



Si vous me dites : "fantastique latino-américain", je vous réponds : "Macondo".

Marquez représente sans doute le mieux ce que j'imagine sous le terme "réalisme magique", et sa "magie" restera toujours connectée avec la chaleur humide et l'odeur des bananiers qui se dégagent des pages de "Cent ans de solitude" : cet air qui ondule en créant toutes sortes de mirages qui transforment le réel en irréel, féerique ou inquiétant.

C'est comme une bulle de savon colorée qui flotte dans un monde rationnel, et il ne faut pas appuyer dessus, sinon elle explose et toute la magie est brisée.



Bien sûr, cette anthologie ne serait pas complète sans un récit de Marquez. J'ai appris dans un petit médaillon, dédié à chaque auteur, que Macondo de Marquez doit beaucoup à Yoknapatawpha County de Faulkner... mais oui ! Mais tandis que Faulkner utilise le procédé classique du "courant de conscience", pour créer des histoires aussi inquiétantes qu'"Une rose pour Emily", les auteurs de l'Amérique latine vont créer quelque chose à part, en distordant la réalité et en y rajoutant des éléments absurdes et oniriques. La géographie aidante, nous nous sentons subitement à mille lieues des auteurs à l'héritage européen.



Toutes les histoires du recueil (une bonne trentaine) ne sont pas du "réalisme magique", mais elles sont toutes "étranges" ou "fantastiques". Que vous préfériez un conte plutôt classique dans le style de Poe, une bizarre histoire humoristique, une terreur pure et dure ou un récit psychologique, vous y trouverez toujours votre bonheur. Les auteurs comme Quiroga, Borges, Marquez, Bioy Casares, Cortazar, Vargas Llosa et bien d'autres sont à votre service... donc, à lire de préférence dans une confortable chilienne avec un gros verre de mocochinchi à la main.



Forcément, chacun ses goûts (ce qui est aussi valable pour le mocochinchi; à ne surtout pas confondre avec Monchhichi !), alors je vais dresser mon propre palmarès, en commencant par "Anaconda" d'Horacio Quiroga. En général, les histoires d'animaux m'ennuient profondément, mais il y avait quelque chose de paralysant, voire venimeux, dans ce récit sur un Grand Conseil de serpents de la jungle, qui vont se liguer contre leur ennemi commun, l'homme.

En me disant qu'il n'y aura probablement pas mieux, j'ai relu avec plaisir "L'Aleph" de Borges et l'histoire de Marquez sur le plus beau noyé du monde, avant de tomber sur le "Retour aux sources" d'Alejo Carpentier. Son histoire m'a fait penser au "Masque de la mort Rouge" de Poe par son esthétisme baroque, sauf que Carpentier s'y prend autrement. Don Martial va se lever de son lit de mort pour vivre sa vie à l'envers, et l'histoire réserve plein d'images insolites, comme ces bougies qui se consomment en grandissant, le piano qui redevient clavecin, et don Martial qui oublie la musique pour ressortir ses soldats de plomb. Un voyage d'un néant à l'autre, assez dérangeant, somme toute...

Pour vous détendre, vous pouvez enchaîner sur "L'Aiguilleur" de Juan José Arreola, une histoire qui décrit d'une façon tout à fait drôle et tout à fait absurde le fonctionnement des chemins de fer au Mexique. Cela vous amusera d'autant plus que même dans notre beau pays, à un moment ou à un autre nous avons probablement tous vécu les mêmes tourmentes que le pauvre voyageur d'Arreola.

Si vous voulez quelque chose de plus costaud dans le style "terreur classique", prenez "Aura" de Carlos Fuentes. Pour les amateurs de récits psychologico-bizarres, l'histoire de chiens d'Elena Garro devrait faire l'affaire.

Et pour finir vraiment en beauté, pourquoi pas "L'homme aux champignons" de Sergio Galindo, une des histoires les plus étranges que je n'ai jamais lues.

Seulement, méfiez vous des enfants trouvés dans une belle clairière pleine de champignons. Vous ressentez d'abord une grande euphorie, et le reste n'est plus qu'un rêve... D'ailleurs, saviez-vous en quoi consiste le métier d'un "homme aux champignons" ?



Il est toujours précaire de noter une anthologie qui regroupe tant d'auteurs difficilement comparables. Certaines histoires m'ont laissée de marbre (je m'excuse notamment auprès de João Guimares Rosa !), mais ce fut un beau voyage, et 4/5 devrait convenir.
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Le livre de sable

« Le livre de sable » est un recueil de nouvelles tardif de Jorge Luis Borges, publié en 1975, soit plusieurs décennies après « Fictions » paru en 1944 et « L’Aleph » paru en 1949. On y retrouve l’inclination du génie argentin pour une pensée spéculative qui donne le vertige, et visite à nouveau ses thèmes de prédilection : l’infini, l’éternité, l’identité, la dualité, la frontière ténue qui sépare le rêve de la réalité.



Le recueil comporte treize nouvelles, autant de manières d’explorer les obsessions borgésiennes. La quatrième de couverture est d’une franchise déconcertante. Borges y indique : « Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps ».



Né en 1899, l’écrivain argentin, âgé de 76 ans et quasiment aveugle lors de la publication de ce recueil est au crépuscule de son existence. Cette volonté « d’adoucir le cours du temps » teinte « Le livre de sable » d’une douce mélancolie et conduit son auteur à aborder le thème du temps qui passe et de sa propre finitude. Les nouvelles qui composent le recueil sont ainsi de facture plus classique que celles qui composent « Fictions ». S’il ne renonce pas à aborder les questions métaphysiques qui hantent son oeuvre, Borges se fait davantage conteur, et nous confie les émotions qui troublent ses narrateurs successifs, au cours des treize nouvelles qui composent le recueil.



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Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, le narrateur fait la rencontre d’un vendeur de Bibles qui souhaite lui vendre un « livre sacré », qui se présente sous la forme d’un volume in-octavo, relié en toile, écrit dans une langue inconnue. Les pages sont numérotées en chiffres arabes, mais d’une manière qui semble totalement aléatoire. La caractéristique essentielle de ce livre est qu’il est infini : « Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d’une série infinie peuvent être numérotés dans n’importe quel ordre ».



En échange du montant de sa retraite et de sa bible de Wyclif en caractères gothiques, le narrateur fait l’acquisition du livre « infini ». Très vite, le bonheur de posséder un tel objet cède à la crainte que l’on ne lui dérobe. Le nouveau propriétaire en devient paranoïaque, et prisonnier du livre qu’il ne cesse d’examiner. Il comprend enfin que « Le livre de sable » est en réalité monstrueux et qu’il risque de le transformer lui aussi en monstre, et va entreprendre de se séparer de cet objet qui contient un nombre « exactement infini » de pages.



Si l’on retrouve dans cette nouvelle une audacieuse exploration du thème de l’infini cher à l’auteur, l’originalité du conte réside dans sa fin, ce moment où le narrateur prend conscience de la monstruosité de l’objet qu’il vient d’acquérir. Ce texte peut se lire comme une forme de confession dans laquelle Borges lui-même réalise à l’aube de la vieillesse le caractère absolument « monstrueux » de son obsession pour l’infini. La douce mélancolie qui irrigue « Le livre de sable » donne à la nouvelle la couleur de la sagesse.



Ainsi, le véritable enjeu du texte n’est sans doute pas d’explorer une fois encore le vertige de l’infini, mais de confesser à quel point certaines des obsessions qui traversent l’oeuvre de l’écrivain argentin sont au fond aussi vaines qu’absurdes.



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Dans la première nouvelle du recueil, « L’autre », le narrateur est Jorge Luis Borges, en personne, qui s’assoit sur un banc faisant face au fleuve Charles, à dix heures du matin. Il est âgé de soixante-dix ans et constate que la personne assise à ses cotés sur le banc est un autre lui-même, nettement plus jeune, d’à peine vingt ans.



Cet « autre » Borges n’est de prime abord pas totalement convaincu par l’identité de son interlocuteur. Même lorsque son aîné lui narre des détails sur sa vie qu’il est le seul à pouvoir connaître, il reste perplexe et craint que cette rencontre ne soit qu’un rêve. Il se laisse malgré tout peu à peu convaincre et permet à son aîné de lui narrer les grandes lignes des cinquante années à venir. La nouvelle se termine par une explication « rationnelle » toute borgésienne de l’évènement « surnaturel » de la rencontre entre un Borges âgé de soixante-dix ans et un autre Borges de vingt ans.



Le texte explore comme d’autres l’ont fait avant lui, l’identité, la dualité, la frontière ténue qui sépare le rêve de la réalité, ainsi que la conception du temps chère à Héraclite qui soutenait « qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».



L’originalité de la nouvelle tient à cette forme de prise de conscience douce-amère du temps qui passe d’un Borges vieillissant qui explique à son alter ego, que lorsqu’il aura son âge il aura presque complètement perdu la vue : « Tu ne verras que du jaune, des ombres, et des lumières. Ne t’inquiète pas. La cécité progressive n’est pas une chose tragique. C’est comme un soir d’été qui tombe lentement. »



Si ce texte teinté de nostalgie, revient sur les obsessions récurrentes de l’auteur, sa force de percussion tient, une fois n’est pas coutume, non pas à un tour de prestidigitation vertigineux dont Borges est si friand, mais au regard poétique que pose un homme âgé sur un jeune homme qui est, comme l’avait deviné Héraclite, un autre que lui.



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Recelant les thèmes spéculatifs chers à son auteur, « Le livre de sable » frappe par la poésie nostalgique du regard que porte Borges au crépuscule de son existence, sur le temps qui passe, qui s’écoule inexorablement tel un fleuve dans lequel il est impossible de se baigner deux fois.
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Le livre de sable

Un livre infini. Voila qui devrait parler à toute personne sur Babelio ! C’est lui, le livre de sable. On peut l’ouvrir autant de fois qu’on veut, le feuilleter, on ne retombera jamais sur la même page. Il n’a ni fin ni début, il est écrit dans une langue inconnue, orné de dessins mystérieux. Si on en devient le propriétaire, il peut vous fasciner au point de vous rendre fou. On peut rester là, à tourner des pages encore et encore, jusqu’à en oublier de manger, de dormir, jusqu’à en oublier son nom…



Il y a d’autres nouvelles dans ce recueil évidemment, mais aucune aussi forte que celle qui lui donne son nom, aucune d’aussi troublante. Quel est donc ce livre dans lequel on peut s’égarer ? Faut-il y voire une métaphore de la littérature ? Non. Borges n’est pas homme à utiliser de tels procédés. Rien ne se cache derrière le mystère, que le mystère lui-même. Combien de fois un film, une série, un film, nous entraine-t-il grâce au frisson de l’inconnu, au désir de comprendre, de savoir ! Et combien de fois ce désir ne débouche-t-il pas sur une déception…



Rien de tel ici. Le mystère restera entier. Le dernier propriétaire abandonnera le livre là où il est sûr de ne pas pouvoir le retrouver : dans une immense bibliothèque, sur un rayon au hasard.

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Le livre de sable

Vous avez dit Argentine ?

Je dis Borges.

Et naturellement Le livre de sable (le sable, symbole du temps qui s’écoule).

Dans les treize nouvelles de cet ensemble, l’auteur met en scène deux personnes, et en premier l’affrontement entre un Borges vieillissant, un peu aveugle, et le Borges de vingt ans.

Ce dernier ne croit pas à ce qui lui arrive, se voir dans cinquante ans, car « la peur élémentaire de l’impossible qui apparaît pourtant comme certain l’effrayait. » Se voir, ayant perdu les illusions de la jeunesse, lié à ce double que le destin lui destine, c’est un peu dur à avaler.

Je viens de dire rencontre de deux personnes, mais dans la nouvelle « le Congrès », il s’agit de la rencontre de tous les représentants de toutes les nations, un peu comme une compilation de l’humanité, un peu comme le désir de réunir tous les livres dans une bibliothèque idéale, un peu comme le désir de représenter tous les archétypes de tous les penseurs. Un cosmos, une somme, qui peut se transformer en rien, par la mise à feu de tous les livres, qui procure une jouissance inattendue de tous les membres à les voir détruire.



Tout ou rien, cela semble égal, puisque le temps, réel ou rêvé, présent ou passé, infini et à la fois n’existant qu’au présent, rend futile la prétention même de le penser .Saint Augustin le premier a affirmé l’impossibilité de penser le temps, puisqu’il passe au moment où on le pense.

Dans un labyrinthe de pensées, de citations, Borges émet l’hypothèse que tout cela ne soit qu’un rêve, ou une utopie. Et justement, une des dernières rencontres a lieu entre l’auteur et un homme de quatre siècles plus vieux. Il décrit avec humour empreint de tristesse un monde où les livres n’ont plus de fonction vitale, ni l’argent, ni la publicité, ni le vol, puisque la possession n’existe plus, donc plus d’héritages, plus de gouvernement, plus de politique, et surtout plus de ces espèces d’invalides que l’on transporte dans de longs et bruyants véhicules, les anciens et inutiles hommes politiques ; finie aussi la peur de la mort liée aux précédents, mais, chut…



Utopie qui contrecarre, je l’espère sciemment, les mauvais augures de l’apocalypse et reste pourtant, comme la précédente, un miroir de l’imagination.



La mélancolie, liée au vieillissement et à la cécité grandissante de Borges, est liée au concept d’infini. Un livre infini, c’est un cauchemar, voilà sans doute pourquoi l’auteur nous convie à des unicités : celle des mots, car tous les mots rassemblés, avec but de former le poème absolu, l’ode après quoi plus rien ne peut être écrit consiste en un mot. Un mot, et tout est dit. Le rêve de tout écrivain.

Comme Borges le note dans son épilogue, nous sommes loin de la Bibliothèque de Babel, écrit en 1941, imaginant un nombre infini de livres, par l’invention de « littératures séculaires » ne comportant qu’un seul mot. Mélancolie, donc :



« La vieillesse des hommes et le crépuscule, les rêves et la vie, le temps qui passe et l’eau. »



LC Thématique décembre : littérature étrangère

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Histoire universelle de l'infamie - Histoir..

Paru en 1935, « Histoire universelle de l’infamie » fut publié dans sa traduction française au sein du dyptique « Histoire de l’infamie - Histoire de l’éternité ». Ce choix éditorial de Roger Caillois de rassembler « Histoire de l’infamie » et « Histoire de l’éternité » (paru en 1936), reçut la bénédiction de Borges. Une bénédiction davantage liée à la délicatesse de l’auteur argentin, qu’à la pertinence intrinsèque d’un choix dicté par le mimétisme des titres de deux textes totalement distincts.



« Histoire de l’Éternité » est un exercice de style retraçant l’évolution du concept d’éternité en revisitant sa version platonicienne et sa version chrétienne, avant de nous proposer la conception originale de l’auteur.



« Histoire universelle de l’infamie » est une série de contes, qui annonce les nouvelles qui feront la renommée du génie des lettres argentines. Cette série de contes, que Borges lui-même qualifie de baroques, nous narre le destin de plusieurs personnages marqués du sceau de l’infamie. Une suite de variations inspirées de personnages réels ou fictifs, dont l’auteur s’amuse à déformer la trajectoire en y apposant sa touche personnelle.



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Parmi les personnages peu recommandables dont le funeste destin est revisité par l’auteur, certains, tel que Billy the Kid, sont bien réels. La plupart des protagonistes choisis par le malicieux argentin sont néanmoins inspirés de personnages fictifs ou littéraires, notamment issus de la lecture assidue de Stevenson ou de Chesterton évoquée par Borges en préface.



J’ai pris la liberté d’évoquer ici la destinée de l’un des personnages des contes borgésiens choisis pour composer une « Histoire universelle de l’infamie ». Il s’agit d’Hakim Al Moqanna, le prophète masqué. Si l’auteur cite ses sources, gageons qu’il s’agit d’une facétie, dont le seul intérêt est d’introduire son propos.



« En l’an 120 de l’Hégire et 736 de la Croix, un certain Hakim que les hommes de ce temps et de ce lieu devaient par la suite, appeler le Voilé, naquit au Turkestan. »



« Du fond du désert vertigineux (dont le soleil donne la fièvre et la lune le délire), ils virent venir trois formes qui leur parurent immensément hautes : trois formes humaines et celle du milieu avait une tête de taureau. Quand elles furent plus près, ils virent que c’était un masque et que les deux autres hommes étaient aveugles.

Quelqu’un demanda la raison de cette merveille. « Ils sont aveugles » déclara l’homme au masque, « parce qu’ils ont vu mon visage ».



Le dénommé Hakim raconte que le seigneur lui a donné la mission de prophétiser, et lui révéla des paroles si anciennes qu’il se trouva auréolé d’un éclat glorieux que les yeux des mortels ne pouvaient supporter. Parmi son auditoire, peu convaincu par les dires du détenteur de la nouvelle foi, se trouve un homme accompagné d’un léopard. Il libère l’animal de ses entraves. Tous se sauvent, excepté Hakim et ses deux acolytes. Lorsque le calme revient et que les fuyards sont de retour, la bête est aveugle. « En voyant ses yeux lumineux et morts, les hommes adorèrent Hakim et reconnurent son pouvoir surnaturel ».



Son pouvoir établi, Hakim peut accomplir sa mission de prophète. Il abandonne son masque de taureau pour un « quadruple voile de soie blanche brodé de pierreries », accumule les victoires et semble ignorer le danger.



Ses partisans, ses victoires et la colère du Calife conduisent Hakim sur le chemin de l’hérésie. Une dissension qui l’oblige à définir les lignes d’une religion personnelle. Dans la cosmogonie d’Hakim, il y un Dieu qui se passe « majestueusement d’origine, de nom et de visage ». Un Dieu immuable dont l’image projette neuf ombres qui président un premier ciel. Cette première couronne démiurgique en engendre une autre et ainsi de suite jusqu’à 999.



« La terre que nous habitons est une erreur, une parodie sans autorité. Les miroirs et la paternité sont chose abominable, car ils la confirment et la multiplient. La nausée est la principale vertu. Deux disciplines (dont le prophète laisse le choix) peuvent nous y conduire : l’abstinence ou l’excès, la luxure ou la chasteté. »



Cette gnose étrange prend fin en « l’an 5 de la Face Resplendissante et 163 de l’Hégire » lorsque l’armée du Calife assiège Hakim à Sanam. Alors que la défaite semble encore incertaine, une rumeur colportée par une femme adultère du harem se répand dans le palais. Il manquerait l’annulaire à la main droite du prophète et les autres doigts n’auraient pas d’ongles. Deux capitaines arrachent le Voile brodé de pierreries qui dissimule le visage du prophète.



« Il y eut d’abord un mouvement d’effroi : le visage promis de l’Apôtre, le visage qui était allé aux cieux, était blanc en effet, mais de la blancheur spécifique de la lèpre purulente. »



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Le sceau de l’infamie qui marque Hakim n’est point la lèpre, ni l’hérésie gnostique dont il fut l’auteur, mais le terrible mensonge qui lui permit de tromper pendant plusieurs années ses disciples égarés par un tour de magie trompeur.



Ne nous y trompons-pas. Borges écrit une « Histoire universelle de l’infamie » et son propos n’est ni d’évoquer un lépreux qui s’invente un improbable destin de prophète apocryphe, ni de désavouer une hérésie gnostique. Le conte ne le dit jamais explicitement, mais ce sont le mensonge, la duperie, la tromperie qui sont condamnés par l’auteur. En nous contant l’infâme destinée d’Hakim, Borges nous rappelle que l’infamie des hommes ne tient ni aux époques, ni aux lieux, mais à l’universalité des péchés de ceux qui les commettent.



Le tour de magie du génie argentin consiste à ne jamais expliciter une quelconque condamnation morale du mensonge. En emportant son lecteur dans un conte évoquant les « Mille et Une Nuits », Borges plante le décor d’une incroyable tromperie, où un lépreux dissimule sa terrible condition et se crée un destin d’Apôtre hérésiarque. Les yeux rivés sur le drame oriental qui se joue au VIIIe siècle, le lecteur partage la stupéfaction horrifiée des disciples du faux prophète lorsque son visage dévoré par la lèpre est révélé au grand jour. C’est seulement après avoir fini ce conte qu’il réalise qu’il vient de lire une histoire universelle du mensonge.



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Le livre de sable

Jim Morrison disait : « il y a le connu et il y a l’inconnu, entre les deux, il y a les Doors »…

On pourrait bien appliquer cette belle phrase de Morrison à Jorge Luis Borges, tant il est vrai que son œuvre est comme une porte entre deux mondes, entre le rationnel et l’irrationnel, entre le rêve et le réel, entre le fantastique et le concret, entre le vrai et le faux.

Passerelle étrange que l’on emprunte à pas prudent - du moins au départ - presque inquiet de passer à côté de quelque chose d’essentiel que l’on aurait omis d’appréhender. L’érudition, la culture encyclopédique, le savoir du maître sont tels qu’ils peuvent faire craindre au lecteur de ne pas saisir toutes les variations esthétiques, les symboles, les recherches et les perspectives disséminés au détour d’ouvrages singuliers et troublants tels « L’Aleph » ou « Fictions ».

Le lecteur qui pénètre l’univers original de Borges, doit finalement se résoudre à comprendre que, justement, il ne comprendra peut-être pas tout à l’œuvre insolite, curieuse, magique de l’écrivain argentin.

Ce fait entendu, il ne reste plus qu’à se laisser aller, à franchir ce pont entre deux rives bâti savamment par l’auteur et menant à une réalité détournée, une fenêtre ouverte sur l’absolu.

Ouverture vers un ailleurs que le lecteur peut alors expliciter à l’envie tant l’auteur laisse le champ libre à toutes les interprétations, toutes les interrogations, toutes les observations.

Un jeu de l’esprit où Borges laisse le lecteur percevoir avant tout sa propre réalité, lui laisse inaugurer son propre imaginaire et élaborer sa propre part de rêve.

L’écrivain est là pour semer des indices, nous mettre sur la voie pour mieux se retirer, laissant alors au lecteur le pouvoir d’apposer son propre mot de la fin sur des histoires qui s’entrelacent à l’infini.

Avec une joie presque enfantine Borges s’amuse à nous perdre dans des histoires où la réalité repose toujours sur un terreau bien ferme, sur des faits tangibles, sur des évènements souvent autobiographiques ; une réalité stable qui sensiblement glisse et glisse encore, devient malléable, volatile, changeante puis si inconsistante qu’à l’instar d’Alice au travers du miroir, l’on bascule alors vers un autre univers, fantastique, démesuré, hyperbolique…borgésien.



Les treize contes fantastiques qui composent le « Livre de sable » sont des portes ouvertes sur cet ailleurs.

Ecrits entre 1970 et 1975, ils abordent des thèmes variés, puisent dans les anecdotes historiques ou la mythologie, s’inscrivent également dans la référence et dans l’hommage à de grands noms de la littérature :

Thème du double cher à Stevenson dans la nouvelle « L’Autre » ; récit fantasmagorique et sombre comme chez Edgar Allan Poe ou Lovecraft dans « There are more things »…

C’est une bibliothèque aux nombre infini d’ouvrages, c’est un livre sans fin, c’est un poème comportant un seul mot, un amour vécu de façon étrange ou bien un disque qui ne comporte qu’une seule face…

C’est un recueil nuancé et extravagant dans lequel, comme dans un labyrinthe, l’on déambule au gré de nouvelles souvent brèves et condensées à l’extrême.

L’écriture y est sobre, mûrie, maîtrisée, sans emphase ni effet de style, dans un dessein de brièveté soulignant l’aspect étrange et l’instabilité du réel.

Comme le livre de sable, les contes de Borges s’écoulent à l’infini avec cette farouche volonté que « les rêves qu’ils contiennent continuent à se propager dans l’hospitalière imagination de ceux qui, en cet instant les referment ».

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Le Sud et autres fictions

« Le Sud » rassemble six nouvelles extraites du recueil « Fictions » paru en 1944, le recueil le plus célèbre de Borges, écrivain argentin connu pour son inclination pour une pensée spéculative vertigineuse, consacrée à la circularité, la dualité, l’infini, l’éternité ou à d’inextricables labyrinthes. On y retrouve notamment certaines des plus célèbres nouvelles du recueil, telles que « Les ruines circulaires » ou « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », ainsi que la nouvelle éponyme qui donne son titre à cette anthologie.



Le texte qui suit revient sur une nouvelle moins connue : « Funes ou la mémoire ».



« Je me le rappelle (je n’ai pas le droit de prononcer ce verbe sacré ; un seul homme au monde eut ce droit et cet homme est mort) une passionnaire sombre à la main, voyant cette fleur comme aucun être ne l’a vue, même s’il l’a regardée du crépuscule de l’aube au crépuscule du soir, toute une vie entière ».



Ainsi commence le récit consacré consacré à Ireneo Funes, un Uruguayen que le narrateur argentin rencontre pour la première fois en 1884 lors d’un été passé à Fray Bentos. Un jeune homme au visage dur, une cigarette vissée à la bouche, qui court sur un trottoir étroit. Fils d’une repasseuse du village, Funes est célèbre pour savoir toujours l’heure, comme une montre suisse.



De retour à Fray Bentos en 1887, le narrateur s’enquiert du « chronométrique Funes ». Il apprend que ce dernier a été renversé par un cheval à demi-sauvage et qu’il est devenu infirme. Il ne quitte pas son lit, permet qu’on l’approche de la fenêtre au crépuscule, et se comporte comme si l’accident qui l’a foudroyé était un bienfait. À l’époque, le narrateur s’est lancé dans l’étude du latin et la nouvelle parvient aux oreilles d’Ireneo qui lui adresse une lettre mentionnant leur rencontre du « 7 février 84 » et sollicitant le prêt d’un livre en latin ainsi que d’un dictionnaire.



Lorsqu’il rend visite au jeune Funes quelque temps plus tard, le narrateur entend tout d’abord à sa grande stupéfaction une voix qui parle en latin. Son hôte l’invite à entrer dans sa chambre où il est en train de fumer et lui explique alors qu’avant sa chute advenue dans sa dix-neuvième année, il oubliait presque tout, et qu’après avoir repris connaissance, « sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles ». Il affirme même qu’il a à lui seul « plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde ».



À aucun moment le narrateur ne remet en doute l’affirmation folle d’Ireneo qui a appris le latin en quelques jours. Il poursuit au contraire sa plongée dans l’esprit tourmenté d’un jeune homme doté d’une mémoire absolue, qui n’oublie aucun détail et parvient difficilement à dormir, à se soustraire au bruissement ininterrompu du monde alentour.



« Il avait appris sans efforts l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes, il n’y avait que des détails, presque immédiats. »



Dans « Funes ou la mémoire », Borges examine par la fiction les conséquences d’une mémoire absolue, une démarche analogue à celle menée dans une autre nouvelle, « L’immortel », qui interroge la possibilité de l’immortalité, c’est-à-dire d’une vie « absolue » qui ne serait pas limitée par la mort.



Si l’immortalité apparaît in fine comme une malédiction, qui, en ôtant tout le sel de l’existence, finit par en ruiner le sens, le don de mémoire absolue que reçoit Funes lors de son funeste accident enferme le jeune homme dans un monde peuplé d’une myriade infinie de souvenirs et abolit la signification de la réalité qui l’entoure.



Si comme Cyrus, le roi des Perses, qui pouvait appeler par leur nom tous les soldats de ses armées, Funes semble béni des dieux, la nouvelle très sombre de Borges montre que la réalité est tout autre. L’esprit en permanence surchargé de souvenirs d’importance toute relative, de détails inutiles, Funes fait face à une authentique malédiction. S’il est en mesure d’apprendre une multitude de langues étrangères, ou de connaître l’histoire de l’humanité dans ses moindres fragments, le jeune homme est incapable de penser. Penser consiste en effet à parvenir à s’abstraire du particulier pour en extraire un énoncé général, ce qui est le principe raisonnement par induction. Comme le rappelle Borges de manière plus concise, « penser c’est oublier ».



Tout comme Flaminius Rufus boit enfin l’eau qui ôte l’immortalité dans « L’immortel », la mémoire absolue accordée à Funes prend fin en 1889, lors de son décès d’une congestion pulmonaire, deux ans après la terrible chute qu’il considéra comme une bénédiction.



En examinant les conséquences d’une mémoire infaillible, « Funes ou la mémoire » plonge le lecteur dans un vertige spéculatif saisissant. En nous rappelant qu’il n’y a pas de pensée sans oubli, ni généralisation, Borges souligne l’absurde malédiction que constitue le don de mémoire absolue que reçoit Funes lors de son accident et nous invite en creux à reconsidérer avec une forme d’humilité reconnaissante la finitude de nos souvenirs.



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Fictions

Je me souviens du soir où je suis entré dans cette librairie de seconde main à la recherche de Fictions, de Jorge Luis Borges.

Le libraire m'a proposé cette version de la Pléiade ou figurait le titre tant recherché. C'est vraiment une très bonne occasion, m'a-t-il dit, je vous le fais à 40 Euros. J'ai ouvert l'exemplaire, fasciné. Regardez, a-t-il ajouté, ici l'ancien propriétaire a souligné des paragraphes au crayon gris qu'il a jugé importants. Cela vous guidera dans une lecture qui n'est pas facile. Il regagna son comptoir, tandis qu'un autre client que je n'avais pas encore remarqué dans la boutique s'approcha de moi. Silhouette sombre, austère, presque inquiétante... Seul détail particulier qui contrastait avec la pénombre du soir, il portait une cravate d'un jaune criant. C'est ainsi qu'il m'est apparu me dominant de toute sa personne... Il a raison, a-t-il confié, cette lecture sera exigeante. Mais je vous encourage à ne rien lâcher, soyez patient et persévérant. Ce livre est essentiel dans la littérature universelle, vous avez une chance inouïe. Mes yeux ébahis ont vagabondé du livre à cet homme. Il a tenté de me rassurer en sortant de la poche intérieure de son imperméable une carte de visite. Tenez, je suis à votre disposition, n'hésitez pas à m'appeler si ce texte vous résiste ou si vous souhaitez prolonger cet échange, ce sera avec plaisir. L'homme esquissa un sourire discret, un peu froid et crispé. Tandis que je scrutais la carte de visite, je ne m'aperçus pas qu'il avait déjà disparu du décor.

Le libraire était en train de fermer la boutique et m'incita à rejoindre le comptoir pour régler mon achat.

Plus tard, chez moi, j'ai regardé de près la carte de visite où figurait un numéro de téléphone sous un seul nom énigmatique : Monsieur Cervantès.

J'ai appelé mon amie, ma meilleure amie, celle que je surnommais affectueusement Jimmie Criquette, car elle était ma bonne conscience. Je lui ai dit que j'avais trouvé enfin le fameux livre tant convoité. Elle m'a juste dit : Prends soin de toi, Berni.

Dès le soir même, habité par un désir effréné, j'entrai dans la lecture de la première nouvelle, - Tlön, Uqar, Orbis Tertius, avec un sentiment de jubilation. Auparavant, mes doigts venaient de balayer rapidement les pages du recueil comme un survol rapide, une reconnaissance du territoire avant de m'y engouffrer. Ces paragraphes soulignés, entourés au crayon gris, devant lesquels figurait un petit signe dans la marge, - ici un triangle ou un rond, là un petit carré, n'en finissaient pas de m'intriguer... Malgré mon enthousiasme, le texte me résista totalement.

Plusieurs jours s'écoulèrent. Je passais des nuits blanches à lire, relire certains des premiers récits, sortes de faux comptes-rendus sur de faux livres qui me demeuraient totalement hermétiques, puis à découvrir d'autres nouvelles plus faciles d'accès, je découvrais leurs méandres, leurs chemins qui bifurquaient dans les pages et dans mon esprit, leurs apparences de fragments bizarres, de fractales vertigineuses où je me perdais, où je m'épuisais à toute force. J'avais l'impression que le texte servait de métaphores à quelque chose qui m'échappait totalement.

Jimmie Criquette m'avait donné rendez-vous au bar le miracle secret, un endroit sympa où nous aimions nous retrouver. Tu as l'air épuisé, m'a-t-elle dit, tu es sûr que cette lecture te convient ? Oui, je veux comprendre, ai-je répondu. Tu as l'air d'avoir maigri, remarque cela te va bien. Il est vrai que ce n'est pas une lecture facile, ai-je fini par avouer. En plus, il n'y a aucun personnage féminin. Elle a pris un ton ironique. Alors là mon pauvre, tu dois souffrir le martyr. Tu vas y laisser ta santé. Puis elle a ajouté d'un air dépité : Et notre amitié aussi. On ne se voit plus... Je veux comprendre ce que veut me dire ce livre, ai-je répondu. Tu connais le droit de ne pas finir un livre ? a-t-elle dit. C'est Daniel Pennac qui le dit. Oui et il dit aussi : le droit de relire, ai-je rétorqué. Enfin, j'ai ajouté comme argument ultime : tu comprends, je suis engagé dans une lecture commune avec d'autres lecteurs de Babelio, je ne peux pas abandonner...

J'ai alors appelé le soir-même Monsieur Cervantès. Il m'a invité à le rejoindre aussitôt chez lui, m'a donné le code d'accès du digicode pour entrer dans l'immeuble : dhcmrlchtdj. Il portait encore cette étrange cravate jaune. Il m'a fait entrer dans son appartement où il y avait si peu de lumière, m'invitant à m'asseoir dans le salon où il était en train de jouer une partie d'échecs, seul. Dans les échecs, il y a une infinité de combinaisons, m'a-t-il confié. le hasard tient à si peu de choses entre nos pauvres mains... C'est un peu comme les destins des personnages de ce livre qui se fracassent contre un temps insaisissable. Mais, au fait, parlons un peu de ce livre justement, qu'en avez-vous ressenti ?

Il m'a laissé parler, délivrer mes premières impressions. Je l'ai senti tout de suite agacé, comme vexé presque. Vous vous attendiez à quoi ? À découvrir une bonne histoire, une de plus, vite lue, vite oubliée ? Vous savez, le plaisir de lecture ne tient pas toujours à cette joie de se raconter une bonne histoire, ni celui du plaisir littéraire de la phrase ciselée qui sonne bien à l'oreille... Mais, c'est peut-être le vertige qui compte le plus, comment il est créé et comment il nous parvient. Vous avez une approche trop cérébrale de Borges et de ce livre, Fictions. Tant que vous n'aurez pas rencontré, connu, éprouvé ce vertige de manière physique, il vous sera difficile voire impossible d'entrer dans ce livre et de l'aimer.

Il s'est levé, s'est approché de moi, essayant d'esquisser un sourire, avant de me raccompagner jusqu'à la porte de son appartement. Souhaiteriez-vous vivre une expérience à la manière de Borges ? Je vous en offre une dès demain, qui pourrait être inouïe, peut-être inoubliable pour vous. Nous l'appellerons : vertige. Munissez-vous de votre exemplaire de la Pléiade et retrouvons-nous demain matin dès 8h devant la porte de mon domicile. »

Le lendemain matin, nous avons roulé à bord de sa Bentley vers l'océan, la pointe Saint-Mathieu. Nous nous sommes approchés de la falaise, au pied de l'ancienne abbaye en ruine. Il m'a demandé de me tenir dos à la mer, d'ouvrir le livre sur la première nouvelle, celle qui s'intitulait Tlön, Ubqar, Orbis Tertius et de lire à haute voix au hasard, peut-être un des multiples paragraphes que le précédent propriétaire de l'exemplaire avait entouré au crayon gris. Alors je me suis mis à lire.

« Une des écoles de Tlön en arrive à nier le temps ; elle raisonne ainsi : le présent est indéfini, le futur n'a de réalité qu'en tant qu'espoir présent, le passé n'a de réalité qu'en tant que souvenir présent. »

« Haussez votre voix je vous prie, elle doit couvrir le bruit de la mer », a-t-il dit en avançant vers moi, son bras tendu vers mon torse, sa main me poussant à reculer.

« Une autre école déclare que tout le temps est déjà révolu et que notre vie est à peine le souvenir ou le reflet crépusculaire, et sans doute faussé et mutilé, d'un processus irrécupérable. »

Plus fort, je ne vous entends pas. J'ai continué de reculer devant ses pas intimidants. J'ai élevé un peu plus la voix. le vent balayait les pages du livre que j'avais du mal à tenir, tandis qu'au loin, au-dessus de l'abbaye, le cri inconsolable des oiseaux déchirait le ciel.

« Une autre, que l'histoire de l'univers – et dans celle-ci nos vies et le plus ténu détail de nos vies – est le texte que produit un dieu subalterne pour s'entendre avec un démon. »

Il s'est approché encore plus près de moi, menaçant, faisant ce geste pressant, m'invitant à la fois à élever la voix et à continuer de reculer. J'entendais derrière moi le bruit oppressant de la mer.

« Une autre, que l'univers est comparable à ces cryptographies dans lesquelles tous les symboles n'ont pas la même valeur et que seul est vrai ce qui arrive toutes les trois cents nuits. »

Mon pied a trébuché sur des cailloux glissants. Mes yeux ont alors rencontré le vide en bas, comme un gouffre abyssal et mon esprit s'est mis à tourner, à vriller en proie au vertige. J'avais l'impression d'être James Stewart dans Vertigo. Il m'a retenu au dernier moment en agrippant ses immenses bras sur mes épaules, juste avant que mes pas ne finissent par céder pour de bon. Je me suis retrouvé littéralement englouti dans ses bras, je lui en étais infiniment reconnaissant, même si j'aurais préféré être serré dans ceux de Kim Novak, enfin celle de la période où elle tourna le film d'Hitchcock... Il fallait bien que je compense par mon imaginaire l'absence de personnages féminins dans ce livre. Alors il a simplement répondu, scellant la fin du paragraphe qu'il semblait connaître par coeur : « Une autre, que pendant que nous dormons ici, nous sommes éveillés ailleurs et qu'ainsi chaque homme est deux hommes. »

Demain soir, je vous entraîne vers une deuxième expérience de lecture de Borges. Nous l'appellerons cette fois : immersion. Deuxième ? Il avait dit deuxième. Pas seconde. Je décidai de ne pas téléphoner à Jimmy Criquette même si l'envie m'en démangeait.

Le lendemain, c'était donc le soir, les rues de la ville étaient bondées à cette heure-là. Il m'a invité à le suivre dans les méandres d'un quartier perdu. Il avait un trousseau de clef qu'il a brandi sous mes yeux. Les clefs ! Les clefs ! C'est bien cela que vous recherchez dans cette lecture ? Visiblement il se moquait de moi de manière délectable.

Cela vous tenterait-t-il de visiter une bibliothèque ? Pas n'importe laquelle... La plus fantastique des bibliothèques que vous n'ayez jamais vue ou même imaginée ? Nous sommes parvenus devant une porte métallique qui paraissait ordinaire. Il a introduit une clef dans la serrure. La porte s'est ouverte, il m'a fait entrer dans un corridor noir, tandis qu'il se préoccupait d'allumer toutes les lumières du lieu. Faites-vous plaisir, me dit-il juste avant de quitter le lieu. Ici ce sont des milliers de livres, non pas ceux de Borges, mais ceux qui ont inspiré Borges et ceux qui ont été inspirés par Borges, j'espère que dans cette immensité labyrinthique vous apprécierez cette autre forme de vertige que peut vous inspirer notre ami commun...

Je n'ai pas eu le temps de me retourner, Monsieur Cervantès était déjà parti, m'enfermant à double-tour dans le sacrosaint lieu. Il ne me restait plus qu'à entamer la visite... Je ne m'attendais pas à découvrir un tel univers, même si je voyais bien qu'il ressemblait de très près à celui décrit dans La bibliothèque de Babel. J'avançais, je découvrais des galeries construites de manière hexagonale avec des étages, des rayonnages, je découvrais ici un monde que je croyais déployé à l'infini. Je me trompais certainement.

Bien sûr mon premier geste fut d'aller vers les livres. Je découvrais les ouvrages de philosophes tels que Leibniz , Diderot, Schopenhauer, Albert Camus, mais aussi d'autres auteurs tels que bien sûr Miguel de Cervantes, mais aussi Gustave Flaubert, Shakespeare, Edgar Allan Poe, Homère... Les poètes n'étaient pas en reste, Arthur Rimbaud, Paul Valery... Je découvrais des livres qui me parlaient : Les mille et une nuits, La Maison des feuilles... Il y avait même ici les textes d'un certain Bouffanges. D'autres noms m'étaient totalement inconnus. Ils étaient tout aussi nombreux.

Je me suis demandé s'il y avait ici un livre, un seul dans lequel je me reconnaîtrais dans mes pérégrinations actuelles. Ils étaient peut-être finalement tous là...

« Dans le corridor il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent la conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie , si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre... »

Je me suis vu tourner à l'infini dans ces fractales hexagonales où le chemin semblait le même et les livres totalement différents. J'avais l'impression de m'égarer jusqu'au moment où j'ai découvert cet escalier en colimaçon que j'ai décidé d'emprunter, ou plutôt n'est-ce pas lui qui a décidé que je l'emprunterais, un peu comme les livres dont on croit faire le choix de les lire... L'escalier donnait cette impression arrogante d'être lui aussi infini, non plus cette fois vers un gouffre abyssal mais vers un ciel tout aussi vertigineux et angoissant, paraissant sans limite où je ne distinguais pas le couvercle qui aurait su se poser dessus et me rassurer. Au cours de son ascension, j'ai été pris de nouveau par un terrifiant vertige. Je voyais les livres tourner autour de moi dans un tourbillon insaisissable. Au fur et à mesure de cette ascension laborieuse et en même temps envoûtante, je devinais que quelqu'un m'attendait là-haut. Une fois le palier atteint, j'ai découvert Monsieur Cervantès tranquillement installé devant un jeu d'échecs. À ses pieds gisait une peau de tigre qui m'a fait froid dans le dos. Monsieur Cervantès n'a pas daigné lever le regard vers moi. Impressionnant, n'est-ce pas ? Je ne savais pas s'il évoquait les livres, la partie d'échecs entamée ou bien l'escalier. Ou peut-être que l'ensemble était un tout indivisible désormais pour moi... Il m'a simplement donné rendez-vous dès le lendemain matin pour un ultime voyage, une nouvelle expérience. Nous l'appellerons cette fois-ci : labyrinthe, dit-il sereinement. Je passerai vous prendre chez vous...

Nous avons roulé longtemps jusqu'à l'océan. Nous avons emprunté un chemin qui menait à une crique très étroite. Une barque en bambou semblait nous attendre. L'île où nous avons accosté n'était pas très loin du rivage. Nous avons gravi un chemin qui longeait une clôture arborescente. Devant une porte en bois entourée d'arbustes, il l'a ouverte et m'a dit ces seuls mots : gardez toujours votre gauche, c'est la seule manière de vous en sortir. Je vous attends de l'autre côté.

C'était bien sûr un labyrinthe qui s'offrait à moi, mais pas n'importe lequel. Un labyrinthe composé de miroirs dans lequel forcément je retrouvais sans cesse mes gestes, mes mouvements, mon reflet, au fur et à mesure que j'arpentais les couloirs. Par moment, je m'arrêtais d'avancer, je regardais le miroir, je me demandais s'il n'y avait pas derrière l'envers du décor autre chose. Forcément, déjà conditionné par mes expériences précédentes, je voyais le vertige partout.

Ici j'avais rendez-vous avec un autre pan de Fictions, le visible et l'invisible au travers d'un chemin labyrinthique. Toutes les nouvelles figurant dans Fictions évoquent plus ou moins cette dimension quasiment mythologique. J'avançais, je me perdais, je n'arrivais pas à trouver la sortie, j'avais l'impression de tourner en rond. Brusquement, je me suis arrêté devant un des miroirs, observant mon reflet. J'ai vu apparaître un enfant, un enfant de six ou sept ans, je me suis reconnu dans cet enfant. Il venait vers moi, il me tendait les bras et puis j'ai vu cet enfant tomber, cet enfant qui était moi, tomber d'une petite falaise, s'agripper à ce qu'il trouvait, s'accrocher à des branches qui étaient là par bonheur, accroche-toi, ne bouge plus, ont dit mes parents, j'étais tétanisé de peur, mon père est descendu me chercher, m'a ramené à l'endroit où ma mère pleurait de peur et de joie en même temps, me serrant brutalement. Je voyais tout cela à travers le miroir que je contemplais, un peu comme un film. Puis l'image s'est effacée et je me suis retrouvé tel que j'étais actuellement. C'est alors que j'ai enfin trouvé la sortie de cet infernal labyrinthe. Monsieur Cervantès m'attendait avec sa montre à gousset dans la main. Bravo, vous avez un peu traîné à la fin, je ne sais pas pourquoi... J'espère que vous avez pu mesurer physiquement ce à quoi Fictions nous invite.

Il m'a proposé de revenir seul à la plage. La barque en bambou m'attendait. Je l'ai emprunté pour revenir au rivage, mais c'est là que tout a chaviré, au sens moral je vous rassure. Je m'étais endormi sans doute, la barque a dérivé longtemps. Je me suis réveillé, j'étais loin de l'île, mais j'apercevais le rivage d'en face.

J'ai repris les rames, j'ai regardé ma montre, j'avais dérivé durant quatorze jours et quatorze nuits... J'ai contemplé le disque blanc de la lune dans un ciel entre chien et loup. Était-ce le matin qui venait ou le soir qui s'épaississait ? Des lambeaux de feu léchaient l'onde. J'étais incapable de distinguer ce qui relevait du réel et de l'imaginaire.

Sur le rivage qui approchait, j'étais prêt à m'échouer. J'ai aperçu des lumières qui bougeaient, c'était Jimmie Criquette qui m'accueillait au bord de la plage, en brandissant une lanterne qu'elle agitait dans un mouvement de balancier régulier…

Étrangement, je me sentais apaisé, comme si cette traversée du miroir avait adouci le cours du temps. Comme si l'invisible avait été rendu visible. Je m'étais perdu dans un texte vertigineux qui pouvait revêtir plusieurs sens, à chacun d'y puiser son interprétation. Qu'importe le sens précis ! N'est-ce pas notre manière de stabiliser l'ambiguïté d'un texte qui nous aide à y mettre du sens ? J'en appréciais à présent la simplicité profonde et envoûtante qu'il m'en restait.

De retour chez moi, j'ai appelé Monsieur Cervantès, mais ce fut un message automatique indiquant qu'il n'y avait aucun abonné au numéro demandé. J'ai couru jusqu'à chez lui mais le digicode refusait d'accepter le code que je lui donnais. J'ai couru jusqu'à la librairie, le libraire se souvenait parfaitement de moi. Alors, cette lecture de Borges ? Je lui ai demandé s'il connaissait la personne qui était là dans la boutique le soir où j'ai acheté le livre. Il n'y avait personne d'autre que vous et moi, en plus avec une horrible cravate jaune, je m'en serais souvenu.

Qu'est-ce que le réel ? Doit-on croire à ce qui nous arrive ? Tous les possibles sont-ils possibles ? L'infini est-il possible ?



« Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit qu'il était lui aussi une apparence, qu'un autre était en train de le rêver. » [Les ruines circulaires]
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Enquêtes - Entretiens

Publié dans un premier temps en 1952, puis dans sa version définitive établie par Borges pour ses « Oeuvres complètes » en 1974, « Enquêtes » est un recueil atypique de l’auteur argentin dans le sens où il ne contient pas de nouvelles comparables à celles de ses recueils les plus célèbres, « Fictions », « l’Aleph » ou le « Le livre de sable ».



« Enquêtes » recèle les thèmes spéculatifs chers à l’auteur argentin, mais se présente avant tout comme une multiplication d’hommages rendus aux génies de la Littérature. Borges revient avec l’ironie et la faconde qu’on lui connaît, mais également avec une forme de tendresse et de sensibilité nouvelle, sur les auteurs qui ont façonné son imaginaire. « Enquêtes » est ainsi un recueil très littéraire qui propose, pour l’essentiel, de courts textes, aussi érudits que percutants, consacrés à Pascal, Quevedo, Cervantes, Valéry, Oscar Wilde, Chesterton, Wells et d’autres encore.



Pour rendre la couleur de ce recueil qu’il est très difficile de chroniquer au sens classique du terme, j’ai choisi de proposer le texte qui suit. Il s’agit d’un pastiche du texte « Sur Oscar Wilde », écrit en 1946 et figurant dans l’édition définitive d’« Enquêtes ». Il mêle des collages du texte original omettant les parenthèses d’usage avec une prose personnelle, et substitue à l’hommage rendu à Oscar Wilde un hommage imaginaire à l’intention de Jorge Luis Borges.



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Mentionner le nom de Borges, c’est nommer un dandy des lettres argentines qui aurait aussi été poète, c’est évoquer l’image d’un monsieur tout entier consacré au dessein d’étonner par son érudition remarquable et son inclination pour le vertige métaphysique associé à la révélation soudaine d’un temps et d’un espace infinis.



C’est aussi évoquer la conception qui fait de la littérature un jeu choisi et secret. C’est évoquer la terreur existentielle du XXème siècle, et le vide affolant d’un monde abandonné par la transcendance.



Aucune de ces évocations n’est fausse mais j’affirme qu’elles ne correspondent toutes qu’à des vérités partielles et qu’elles contredisent, ou négligent, une réalité insoupçonnée et profonde.



Examinons, par exemple, l’idée selon laquelle Borges aurait été une sorte de prestidigitateur littéraire, un adepte froid des jeux de l’esprit. Elle s’appuie sur une accumulation des univers jouant avec la notion vertigineuse de l’infini.



Dans « La Bibliothèque de Babel », paru en 1949, il imagine une bibliothèque qui contient dans ses salles hexagonales éternelles toutes les variations possibles de 25 caractères typographiques dans des livres de 410 pages de 40 lignes de 80 caractères. Elle est infinie, car elle est cyclique et se répète sans cesse.



Dans « Le livre de sable », paru en 1975, il imagine un livre dont le nombre de pages est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière.



Si « La Bibliothèque de Babel » était infinie au sens où elle contenait tous les livres, elle est détrônée par un seul livre qui est infini et contient tous les livres.



Ces deux nouvelles tendent à accréditer le présupposé selon lequel Borges ne serait qu’un adepte sans âme de jeux littéraires intégrant froidement la notion d’infini, que le lecteur ne sait appréhender sans ressentir une forme de vertige.



J’affirme que derrière le masque du magicien des lettres, de l’écrivain féru des jeux des miroirs, des labyrinthes aux méandres inextricables, des cercles dont le centre est partout et la circonférence nulle part, se dissimule le métaphysicien le plus authentique du XXème siècle.



L’obsession de Borges pour les thèmes tels que l’ubiquité, la frontière ténue qui sépare le rêve de la réalité, l’identité, la dualité ou la circularité n’est pas un jeu, elle traduit son inclination sincère pour l’invisible et sa quête d’une transcendance oubliée.



L’apparente froideur de ses textes est au fond une forme de pudeur qui tend à dissimuler la pureté de sa quête métaphysique.



La nouvelle « Les ruines circulaires », parue en 1940 nous conte l’histoire d’un mage qui rêve un homme et réalise au crépuscule de son existence, qu’il est lui-même le fruit du rêve d’un autre homme. Borges, le magicien, dessine ici un cercle qui se referme sans fin sur le rêveur qui réalise qu’il est aussi le rêvé d’un autre rêveur qui est également le rêvé d’un autre rêveur et ainsi de suite.



De prime abord, cette nouvelle peut se lire comme une nouvelle exploration de l’une des obsessions de l’auteur : la circularité. En multipliant les lectures, le lecteur assidu parviendra à s’affranchir du piège tendu par la pudeur de l’écrivain, à mesurer la profondeur et à saisir le véritable enjeu du texte. La circularité des ruines est un leurre. La nouvelle aborde le désir de paternité, l’enfantement, et la tendresse qu’un père éprouve pour son enfant.



Comme dans la « Lettre volée » d’Edgar Poe, tout le génie de Borges est d’invisibiliser le coeur de son propos en ne le dissimulant point, en le laissant sous nos yeux, d’une manière tellement évidente que nous ne le voyons pas.



Pour découvrir le véritable objet du texte, il faut lire ce qui est écrit au sens littéral : l’enfantement EST un rêve. La circularité évoque ce chiffon doré qu’agite le magicien pour attirer notre regard ailleurs tandis que se déroule son tour de magie. Je soutiens que « Les ruines circulaires » est avant tout un texte qui explore la mystique du désir d’enfantement.



Lorsqu’il apprend que son enfant est insensible au feu, le mage craint que celui-ci ne réalise qu’il n’est qu’un rêve. Il ne devrait pas se laisser emporter par cette crainte, tout enfant serait heureux d’apprendre qu’il est le rêve de ses parents. Le texte procède alors d’une analogie biblique en punissant la crainte insensée du mage, qui périt par là où il a pêché, lorsqu’il réalise qu’il ne craint pas le feu, et qu’il est donc, lui-aussi, le rêve d’un autre.



En lisant et en relisant Borges, au cours des années, je remarque un fait que ses panégyristes ne semblent pas même avoir soupçonné : le fait élémentaire et facile à vérifier que Borges a presque toujours raison.



Comme Chesterton, comme Oscar Wilde, comme Pascal, Borges est un de ces bienheureux qui n’ont pas besoin d’être approuvés par la critique ni même parfois par le lecteur ; le plaisir que nous procure leur commerce est irrésistible et constant.



2023

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