Citations de Marie Darrieussecq (585)
Je sens en moi une trame douce, vibrante, un battement d'ailes tremblant au repos, retenant son souffle. Quand je serai vraiment capable de peindre, je peindrai ça.
Le pôle Sud est notre forme, comme la mer pour le mélancolique, la chaise longue pour le tuberculeux, la pièce vide pour l'amnésique. Et si la précision était compatible avec notre nature, nous dirions ceci : que l'Antarctique est notre équivalent géographique. Nous poserions cette équation : que l'Antarctique est à la Géographie ce que nos corps sont à l'Histoire.
Je ne sais pas s’il existe une peinture de femmes, mais la peinture des hommes est partout. Quand Paula visite le Louvre, le musée n’expose que quatre femmes artistes : Élisabeth Vigée-Lebrun, la première à y être entrée ; Constance Mayer et ses peintures allégoriques ; Adélaïde Labille-Guiard et ses portraits au pastel ; et Hortense Haudebourt-Lescot, une artiste un peu plus récente, qui entre au Louvre début XXe. Une lettre de Rilke à Clara à propos du Salon d’automne 1907 parle d’une salle entière consacrée à Berthe Morisot, et une cimaise à Eva Gonzalès ; c’est suffisamment rare pour être noté. Musées ou galeries, il y a immensément moins de femmes exposantes que de femmes exposées, et ces dernières sont très souvent nues. Et pour avoir peint des nus, Constance Mayer, sous Napoléon, a été moquée et conspuée.
Seul Rilke recouvre le temps de presque autant de mots que de secondes. La nuit après les événements du jour, il bascule dans un monde fantastique, autofictif, avec les princesses et les revenants, les momies de la lande et le lait noir.
Rainer Maria Rilke et Paula Becker ont vingt-quatre ans. La jeune femme qui ne veut pas être gouvernante rencontre le jeune homme qui ne veut pas être militaire. Elle arrive de Paris, il arrive de Russie. C'est la fin de l'été 1900. Ils sont au début du monde.
Au sous-sol du musée (Essen) sont exposées les œuvres de femmes. Le plafond est bas, la lumière est mauvaise. Nulle part ailleurs je n'ai vu à quel point l'art féminin est considéré comme inférieur à l'art. En haut, dans la lumière : Van Gogh, Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso, Braque, Kirchner, Nolde, Kandisky, Klee ... En bas, dans l'ombre, un désordre de statuettes anciennes mêlées à des vidéos contemporaines. Déesses, maternités, reines : le seul fil conducteur est que ces oeuvres sont faites par des femmes ou représentent des femmes.
Et le champion de l'insomnie, c'est Proust – dont l'œuvre s'ouvre par la plus célèbre des mises au lit raté : « Longtemps, je me suis couché de bonheur. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors .» Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ».
« Qu’y a t- il de pire qu’être dehors?
Être dehors sans rien . »
Les mauvais souvenirs sont comme des greffons toxiques, difficiles à déraciner ; on peut au mieux les entourer d’une barrière pour ne plus venir les brouter.
Je n'ai aucune nostalgie pour le passé vu qu'il mène à notre présent. J'ai de la nostalgie pour le futur.
Les livres que nous lisons à nos enfants sont pleins d’ours, de tigres et de lions. Nos enfants s’endorment en pensant aux animaux. Nous les élevons avec et contre les animaux ; comme si l’urgence, à leur naissance, était de leur signifier que nous sommes différents, différents et supérieurs. Nous accordons pensée et parole aux animaux, mais en les affublant de notre humanité. Nous en faisons des monstres ou des peluches. Mais l’expérience que fait l’enfant de son doudou contredit fortement l’Encyclopédie : les yeux de verre ou de plastique sont ouverts dans la nuit. L’animal veille sur le sommeil de nos petits.
p. 276-277
C’est sa mère qui l’a convaincue de faire cette croisière. Une façon de prendre de la distance. De réfléchir à son mariage, à son métier, au déménagement à venir. Partir seule avec les gosses. Changer d’air. Changer d’eau. La Méditerranée. Pour une fille de l’Atlantique. C’est plat. Une mer petite. Les côtes sont rapprochées. On a l’impression que l’Afrique pousse de tout son crâne contre l’Europe, d’ailleurs c’est peut-être vrai. Une mer tectonique, appelée à se fermer.
"Je ne suis plus Modersohn et je ne suis plus Paula Becker non plus.
Je suis
Moi,
et j'espère devenir Moi de plus en plus."
Une moitié de moi est toujours Paula Becker, et l'autre moitié y joue.
J'ai écrit cette biographie à cause de ce dernier mot.
Parce que c'était dommage.
Parce que cette femme que je n'ai pas connue me manque. parce que j'aurais voulu qu'elle vive. Je veux montrer ses tableaux. Dire sa vie. je veux lui rendre plus que la justice: je voudrais lui rendre l'être-là, la splendeur. (p. 137)
Deux moi et demi. Au bout de combien de temps se rompt un lien? Se dénoue une histoire? L'amour, lui, empirait. L'amour idiot, celui qui empêche de vivre. Le désir qui est une des formes de l'enfer.
Marguerite Duras différenciait aussi l'insomnie "sans raison, métaphysique", et ces insomnies occasionnelles, les "soucis de la vie qui continuent la nuit". "Je n'en ai pas dormi de la nuit", disent les dormeurs aux insomniaques, qui ont envie de leur répondre qu'eux ne dorment pas de la vie.
[...] Désormais, c'est d'une façon pas cool du tout que nous sommes tous Charlie (si nous le sommes). Pas sur le mode du défilé ensemble, mais dans le questionnement : suis-je le prochain sur la liste ? Vais-je être butée dans la rue ou au café ? Une chose m'apaise un peu : j'ai vu très peu de drapeaux tricolores aux fenêtres. Les ordres dégoûtants sont mal obéis.
(article 'Après le 7', Charlie Hebdo, 7 janvier 2016)
« Si vous faites attention , non à ce que vous pensez, mais à la forme de votre pensée. Vous vous apercevrez que vous faites rarement des phrases complètes . Il y a des morceaux de rêves , un fantasme, un souvenir, des chansons. On a des scies dans la tête » …
L'expérience m'a enseigné que le mariage ne rend pas plus heureuse. Il ôte l'illusion d'une âme sœur, croyance qui occupait jusque là tout l'espace. Dans le mariage, le sentiment d'incompréhension redouble. Car toute la vie antérieure au mariage était une recherche de cet espace de compréhension.