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Cette métaphore végétale, centrale dans l’imaginaire de la poète, entre en profonde correspondance avec un art poétique qui identifie poésie et jardinage. La métaphore la plus juste du travail de l’écriture est en effet, pour Vénus Khoury-Ghata, celle du jardinage. Mais ce n’est pas seulement une métaphore, car la poète passe sans cesse de l’une à l’autre et l’écriture s’enrichit de ce constant passage, qui souligne encore la sensorialité extrême de l’écriture. Texte ou jardin, Vénus Khoury-Ghata les travaille avec la même acuité visuelle, auditive, mais aussi, pour ainsi dire, olfactive et tactile. Les pages dans lesquelles poésie et jardinage échangent, sous le signe d’un plein épanouissement des cinq sens, une réciprocité de preuves sont nombreuses en prose et en vers. La prose de La Maison aux orties y revient plusieurs fois : « La plume dans une main, une cuillère dans l’autre, je touille un potage et corrige un texte en même temps, désherbe une plate-bande tout en cherchant la chute d’un poème » (MO, 28). Tout est fait dans l’univers poétique de Vénus Khoury-Ghata pour que la « table de travail » entre en résonance avec le « jardin », sous le signe d’une poésie aux inflexions baroques, qui peut trouver son équivalent végétal le plus juste dans le « volubilis » : « Ma table de travail face à mon jardin […]. Chèvrefeuille et volubilis s’entortillent sur mon mur, jusqu’à ne plus savoir où commence le poème, où s’arrête le jardin » (MO, 28). Vénus Khoury-Ghata aime travailler par variations (autre signe d’une langue profondément musicienne) autour de cette osmose entre la poésie et le jardinage. Ainsi par exemple certains passages de la prose (« Armée d’un râteau ou d’un crayon je fais la guerre aux adjectifs adipeux, élague une page, arrache des orties » MO, 28) se retrouvent, avec des variations subtiles, dans la poésie :
Le râteau dans une main le crayon dans l’autre je dessine un parterre écris une fleur à un pétale
désherbe un poème écrit entre veille et sommeil
je fais la guerre aux limages et aux adjectifs adipeux
[…]
je sarcle arrache
replante dans mes rêves. (M, 51)
30La variation est ici surtout rythmique, soulignant une fois encore l’indissociable lien entre le travail de l’image et du rythme, clé de voûte de cette poésie. Mais la métaphore végétale ne doit pas donner une vision trop clarifiante de l’œuvre, comme le suggère une nouvelle variation sur le même thème, qui met encore plus en relief le « combat » et la « lutte » indissociables ici de cette poésie définie comme un art du jardin :
Toute une vie de lutte pour apprendre à jardiner, à cuisiner, à écrire une langue qui n’est pas la mienne. Combat quotidien contre les limaces dévoreuses de plantes aromatiques, contre la poussière qui dévore les meubles, contre les adjectifs gras et les métaphores, appréciés dans ma langue maternelle mais rejetés par le français qui se rétrécit, maigrit à vue d’œil. Exit les images et l’excès de sentiment. (MO, 78)
31Dans cette perspective de la primauté de l’imaginaire végétal et des liens entre poésie et jardinage chez Vénus Khoury-Ghata, j’aimerais pour finir ouvrir une brève réflexion autour de l’image matricielle qu’est dans cette œuvre l’ortie. Si l’herbier poétique de Vénus Khoury-Ghata est tendu entre le volubilis et l’ortie, c’est cette dernière qui a l’ascendant dans l’univers imaginaire et en révèle le tréfonds ténébreux. Le « mot de passe » de l’œuvre, Vénus Khoury-Ghata le suggère elle-même, c’est le mot « ortie » : « le mot de passe “ORTIE” » (M, 34), peut-on lire au début du livre majeur éponyme. Entrer dans l’œuvre par la porte de l’ortie, c’est entrer par là où écrire est indissociable d’une nécessité vitale, d’une condition de vie. L’ortie est le blason de la force de nécessité qui fait de l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata une grande œuvre. L’ortie est l’emblème par excellence de la dette de cette poésie aux ténèbres et aux enfers : « L’enfer décrit par le catéchisme, c’était chez nous, entre nos murs cernés d’orties » (MBL, 76). L’ortie est ici l’humus même de l’enfance (La Maison aux orties) et de la poésie. Elle est indissociable de la figure initiatique de la mère :
Une vieille femme pliée jusqu’au sol arrache à mains nues l’ortie qui a poussé sur la page pour la lancer dans la marge elle s’arrête pour me crier qu’elle est ma mère je suis forcée de la croire à cause de l’ortie. (M, 34)
32La mère qui a passé sa vie à remettre « toujours au lendemain ce travail » d’arrachage de l’ortie « qu’elle disait au-dessus de ses forces » (M, 35), passe sa mort à s’affronter à l’ortie : « C’est une fois morte qu’elle retrousse ses manches pour leur faire un sort » (M, 35). La superbe ouverture, lyrique et épique, funèbre et baptismale, d’Orties est à la fois un poème autoréférentiel (où Vénus Khoury-Ghata interroge la genèse de la poésie) et une forme neuve de nekuia (le rituel qui a pour but d’invoquer les morts, comme dans le Chant XI de L’Odyssée où Ulysse parvient à parler avec sa mère morte). Inséparable de la figure de la mère, l’ortie l’est aussi de celle du père et du frère, sous le signe de la « part maudite » qu’est la poésie dans la pensée paternelle : « quand le père décidait d’enterrer le fils et ses poèmes sous les orties » (M, 38).
28 Vénus Khoury-Ghata, Les Derniers Jours de Mandelstam, Paris, Mercure de France, 2016.
29 Jean-Louis Backès, Préface à Anna Akhmatova, Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, Paris, Poé (...)
30 Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Paris, Skira, 1992, p. 106.
31 Claude Vigée, Les Orties noires, Strasbourg, Oberlin, 1984.
33Il est intéressant de proposer, en guise d’ouverture, une brève poétique comparée de l’ortie dans la poésie moderne et de suggérer à quel point l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata se hausse au tout premier plan. Pour faire bref, ne citons ici que trois poètes majeurs qui travaillent en profondeur autour de l’ortie : Anna Akhmatova, Yves Bonnefoy et Claude Vigée. La convocation d’Anna Akhmatova (qui s’impose d’autant plus que Vénus Khoury-Ghata a consacré un livre à la figure de Mandelstam28 et s’est ouverte à la poésie russe) peut être éclairée par les mots de Jean-Louis Backès dans sa préface à cette œuvre : il y a partout « des herbes folles, de l’ortie […]. Le monde existe, feuille à feuille29 ». Pour Yves Bonnefoy, l’ortie, parce qu’elle est laide et mal aimée et qu’elle peut être l’emblème de sa poétique de la pauvreté essentielle, est primordiale : tant dans L’Arrière-Pays (où elle hante l’évocation de l’enterrement des grands-parents, de la fin de l’enfance, sous le signe de la finitude30) que dans Hier régnant désert (où elle est la servante de Veneranda). Pour Claude Vigée, l’auteur du livre de poèmes Les Orties noires31 surgi d’abord en alsacien et traduit ensuite en français, l’ortie est, comme chez Vénus Khoury-Ghata, Akhmatova, et Bonnefoy, liée fondamentalement à l’enfance. À l’instar de l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata et à la différence des deux autres, l’œuvre de Claude Vigée fait de l’ortie la plante indissociable de la face ténébreuse, voire infernale, de l’enfance. Si les trois poètes ont tous créé une poétique originale et forte de l’ortie, Vénus Khoury-Ghata, dont l’œuvre est véritablement blasonnée par l’ortie, a su hausser l’ortie au tout premier plan de l’imaginaire. Elle est la seule à avoir fait de l’ortie le terreau même de la vocation poétique.
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NOTES
1 Vénus Khoury-Gatha, Une maison au bord des larmes, Paris, Balland, 1998 ; repris aux éditions Actes Sud, « Babel », 2005 (édition retenue dans cette étude). Le titre de ce livre sera abrégé ici : MBL. La citation se trouve p. 57.
2 Id., La Maison aux orties, Paris, Actes Sud, 2006 ; repris dans la collection « Babel », 2008 (édition retenue dans cette étude). Le titre de ce livre sera abrégé ici : MO.
3 Id., Les mots étaient des loups, Paris, Poésie/Gallimard, 2016. Le titre de ce livre sera abrégé ici : M.
4 Id., Au sud du silence, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1975.
5 Id., Les Ombres et leurs cris, Paris, Belfond, 1979 (Prix Apollinaire).
6 Louis Aragon, Le Mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980.
7 Pierre Brunel, « La traversée des “âmes en souffrance” », préface de Les mots étaient des loups, op. cit., p. 21.
8 Arthur Rimbaud, « Une saison en enfer », Poésies – Une saison en enfer – Illuminations, Paris, Poésie/Gallimard, 1999, p. 186.
9 Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970.
10 Je souligne.
11 Je souligne.
12 Georges Bataille, La Part maudite, Paris, Minuit, 1949.
13 Marcel Mauss, Essai sur le don [1925], Paris, PUF, 2007.
14 Yves Bonnefoy, La Vérité de parole, Paris, Mercure de France, « Essais », 1988.
15 Arthur Rimbaud, « Honte », op. cit., p. 164-165.
16 Martine Broda, L’Amour du nom. Essai sur la lyrique amoureuse, Paris, José Corti, 1997, p. 31.
17 Ossip Mandelstam, De la poésie, trad. Mayelasveta, Paris, Poésie/Gallimard, 1990, p. 58-68.
18 Dominique Moncond’huy (dir.), Le Tombeau poétique en France, Rennes, La Licorne/ Presses Universitaires de Rennes, 1994.
19 Pierre Michon, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, 1991, p. 30-31.
20 Sigmund Freud, « L’Humour », in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 322-324.
21 Ibid., p. 328 : « Par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi. »
22 Entretien avec Bernard Mazo, Autre Sud, n° 19, décembre 2002, p. 27.
23 Ibid.
24 Sur la notion de plurilinguisme, je renvoie aux nombreux travaux d’Alfons Knauth, par exemple le collectif dirigé par Alfons Knauth et Ping-hui Liao, Migrancy and Multilingualism in World Literature, Berlin - London, LiT Verlag, 2016, et l’ensemble de la collection « poethik polyglott » dirigée par Britta Benert, Rainer Grutman et Alfons Knauth chez LiT Verlag.
25 Salah Stétié, Ur en poésie, Bruxelles, Talus d’approche, 1995, p. 113.
26 Voir Michèle Finck, « Salah Stétié ou l’invention d’un phrasé », numéro spécial « Salah