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Citations de W. G. Sebald (167)


Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s'ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance.
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Mais jusqu’où faut-il remonter en arrière pour
trouver le commencement ? Peut-être
jusqu’à ce matin du 9 janvier 1905
où mon grand-père et ma grand-mère
par un froid à pierre fendre partirent
de Kloster Lechfeld en calèche découverte
pour aller à Obermeitingen se marier.
Ma grand-mère en robe de taffetas noir,
un bouquet de fleurs en papier à la main, mon grand-père
en uniforme, son casque rehaussé de laiton
sur la tête. À quoi pensaient-ils,
assis côte à côte dans la voiture,
la couverture de cheval sur les genoux,
en entendant résonner les sabots
dans l’allée dénudée. À quoi pouvaient penser
plus tard leurs enfants, dont l’un,
sur une photo de classe
prise en l’année de guerre 1917 à Allarzried,
vous fixe d’un air angoissé.
Quarante-huit
misérables congénères,
l’institutrice à main droite,
à gauche l’aumônier
myope et, comme maxime,
au verso
du carton gris tavelé,
ces mots : “À l’avenir
la mort se couchera à nos pieds”,
un de ces oracles obscurs
qu’on n’oublie plus jamais.

(La sombre nuit fait voile, I)
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Il n’était pas rare à l’époque que je m’interroge et me demande, dans cette salle de bibliothèque emplie de légers bourdonnements, bruissements, toussotements, si je me trouvais sur l’île des Bienheureux ou au contraire dans une colonie pénitentiaire, une question qui me trottait aussi par la tête en ce jour, qui m’est particulièrement resté en mémoire, où, de la place que j’occupais au premier étage dans la salle des documents et manuscrits, j’ai contemplé pendant une heure peut-être la rangée des hautes fenêtres du bâtiment d’en face, où se reflétaient les ardoises noires du toit, les étroites cheminées de brique rouge, le bleu glacé du ciel étincelant et la girouette rutilante de fer-blanc découpée en forme d’hirondelle s’élançant bleue dans le ciel d’azur. Les reflets dans les vitres anciennes étaient légèrement déformés ou brouillés et, dit Austerlitz, je me rappelle qu’en les voyant, pour une raison que j’ignore, les larmes me vinrent aux yeux.
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Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité.
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 Je suis resté abasourdi devant les reproductions photographiques, n'en croyant pas mes yeux, obligé de me détourner à maintes reprises et de plonger mon regard dans le jardin sur l'arrière, confronté pour la première fois à une présentation de l'histoire de cette persécution que mon système de déni m'avait si longtemps permis de tenir à distance et qui maintenant, dans cette maison, m'entourait de toutes parts.
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Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s'ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance. (…) Mais je sais encore que dans la casemate une odeur immonde de savon noir vint frapper mes narines, que cette odeur, dans une circonvolution perdue de mon cerveau, s'associa à un mot que j'ai toujours détesté et que mon père employait avec prédilection, 'la brosse à chiendent', qu'un frottis noir se mit à trembloter devant mes yeux et que je fus contraint d'appuyer mon front contre la paroi granuleuse, parsemée de taches bleuâtres, d'où je crus voir perler des gouttes de sueur froide. Je ne dirai pas que la nausée que j'éprouvai alors s'accompagna d'une intuition de ce qu'avaient pu être les interrogatoires renforcés pratiqués en ce lieu à l'époque où je naissais. (page 32)
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"Ne vous contentez donc pas de toujours lire ces livres sains, faites donc aussi la connaissance de la littérature maladive où vous pourrez peut-être puiser des expériences essentielles. Les hommes sains devraient n'avoir de cesse qu'ils ne prennent en quelque sorte des risques. A quoi rime, palsambleu et ventre-saint-gris, de ne pas être malade? Est-ce simplement pour un jour mourir en bonne santé? Une perspective sacrément désespérante."
Robert Walser, Le Brigand, cité par Sebald
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C’était une belle journée radieuse, les branches des palmiers de la place du Maréchal-Foch remuaient légèrement dans la brise venue de la mer, il y avait dans le port un bateau de croisière blanc comme neige, tel un grand iceberg, et je me promenais par les ruelles avec le sentiment d’être libre comme l’air, je pénétrais dans l’une ou l’autre des sombres entrées de maison semblables à des galeries de mine, je lisais avec une certaine piété les noms des inconnus sur les boîtes aux lettres de fer-blanc, et j’essayais de m’imaginer habitant l’une de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin de mes jours que l’étude du temps passé et du temps qui passe. Mais comme aucun d’entre nous ne peut sereinement rester face à soi-même, et comme nous devons tous avoir des projets plus ou moins sensés, le fantasme qui venait de naître en moi – passer quelques dernières année sans la moindre espèce d’obligation – fut bientôt refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque, et donc, sans savoir comment je me retrouvai dans le hall du musée Fesch, tenant à la main un carnet, un crayon et un billet d’entrée.
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Des jours et des semaines durant on se triture vainement les méninges et l'on ne saurait dire, à supposer que l'on soit interrogé sur ce point, si l'on continue à écrire par habitude ou pour se faire valoir, ou parce qu'on ne sait rien faire d'autre, ou encore parce que la vie n'a pas cessé de nous étonner, par amour de la vérité, par désespoir ou par indignation, pas plus qu'on saurait dire si le fait d'écrire nous rend plus sage ou plus fou. Peut-être chacun de nous perd-il la vue d'ensemble au fur et à mesure qu'il bâtit sa propre oeuvre, et peut-être est-ce pour cette raison que nous sommes disposés à nous imaginer que le progrès de la connaissance se mesure à l'aune de la complexité croissante de nos constructions intellectuelles, et cela bien que nous pressentions en même temps que jamais nous ne saisirons les impondérables qui, en réalité, déterminent notre parcours. L'ombre de Hölderlin vous accompagne-t-elle toute votre vie parce que votre anniversaire tombe deux jours après le sien ? Est-ce pour cela qu'on est sans cesse tenté de se débarrasser de la raison comme d'une vieille défroque, de signer humblement lettres et poèmes du nom de Scardanelli et d'écarter les visiteurs importuns en les appelant Votre Grandeur et Majesté ? Commence-t-on à traduire des élégies à quinze ou seize ans parce qu'on a été chassé de son pays natal ? Est-il possible qu'on ait dû s'installer plus tard dans cette maison, dans le Suffolk, uniquement parce que le nombre 1770, année de naissance de Hölderlin, figurait sur une pompe à eau en fer, au fond du jardin ? [...] Quels laps de temps les affinités électives et les correspondances peuvent-elles couvrir ? Comment peut-on seulement voir dans un autre homme soi-même ou, à tout le moins, un devancier de soi-même ?
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La sombre nuit fait voile, II

Lorsque le jour de l'Ascension
De l'an quarante et quatre je vins au monde,
la procession des Rogations passait justement
au son de la fanfare des pompiers
devant notre maison, se dirigeant
vers les champs fleuris de mai. Ma mère prit cela
d'abord pour un heureux présage, ne se doutant pas
que la planète froide Saturne gouvernait
la constellation de l'heure, et qu'au-dessus des montagnes
s'accumulait déjà la tempête qui l'instant d'après
éparpilla les processionnaires et foudroya
l'un des quatre porteurs du dais.
Outre l'impression peut-être
Dévastatrice que cet événement inouï dans l'histoire du village
a pu faire sur moi au début de ma vie, et outre
l'incendie qui une nuit fit rage,
c'était un peu avant mon entrée à l'école,
engloutissant une scierie du voisinage
et éclairant toute la vallée, j'ai grandi,
en dépit de l'époque par ailleurs effroyable,
au pied du versant nord des Alpes sans avoir, me semble-t-il,
la moindre idée de la destruction.
Mais je suis tombé à maintes reprises dans la rue,
les mains bandées j'ai passé des heures
à la fenêtre près des pots de fuchsias,
attendant que les douleurs s'atténuent
sans rien faire pendant des heures que regarder au dehos,
et cela m'a amené de bonne heure à me représenter
une catastrophe silencieuse qui
simplement se produit devant le spectateur.
Ce que je me suis imaginé à l'époque
en regardant le jardin de simples
où les nonnes en cornettes
blanches empesées lentement
se déplaçaient entre les plates-bandes,
comme si l'instant d'avant elles étaient
encore des chenilles, tout cela
je ne l'ai pas encore surmonté.
Pour moi, le symbole
de la catastrophe pas davantage identifiée
est depuis ce temps-là un nain tatar
avec autour de la tête un bandeau rouge et une plume
blanche recourbée. En anthropologie
cette figure souvent associée
à certaines formes d'automutilation
est reconnue comme celle de l'adepte qui
escalade une montagne enneigée et longtemps
reste au sommet, est-il dit, en larmes.
Dans un coin de son coeur, à l'abri du vent,
il porte, comme je l'ai lu récemment,
un petit cheval d'argile. Il aime à marmonner
des mots croisés magiques, parle
d'une silhouette en papier découpé, d'un dé à coudre,
du chas d'une aiguille, d'un caillou dans sa mémoire,
d'un lieu de pèlerinage et d'un petit cube
de glace, teinté d'un iota de bleu de Prusse.
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En dépit de sa fatale tendance à la sublimation philosophique et à la fausse transcendance, c'est le mérite incontestable de Nossack d'avoir été le seul d'entre eux à vouloir consigner avec aussi peu de fioritures que possible ce qu'il avait réellement vu. Certes, il arrive que, dans le constat qu'il dresse de l'effondrement de Hambourg, perce parfois la rhétorique du fatalisme, que le visage de l'homme soit sanctifié "grâce à cette brèche ouverte aux choses éternelles" (*), que les événements prennent pour finir la tournure allégorique des contes de fées.
(*) Nossack, Interview avec la mort, op cit., p252.
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Vera se rappelait aussi la petite fille de douze ans au bandonéon à qui elle m’avaient confié, l’album de Charlot acheté au dernier moment, les mouchoirs blancs claquant au vent, comme l’envol d’une nuée de colombes, avec lesquels les parents restés à quai avaient fait signe à leurs enfants, et l’impression étrange qu’elle avait eue de voir le train, après qu’il se fut mis en branle avec une infinie lenteur, non pour s’éloigner mais sortir de la verrière et là, à peine à mi-distance, se volatiliser
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Le fait d'avoir associé son nom à une œuvre ne donne pas droit au souvenir et qui sait, au demeurant, si les meilleurs, justement, n'ont pas disparu sans laisser de traces.
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« Ce soir-là, à Southwold, comme j'étais assis à ma place surplombant l'océan allemand, j'eus soudain l'impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l'enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l'heure où les Persans s'enfoncent dans le plus profond sommeil. L'ombre de la nuit se déplace telle une traîne halée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s'étend cercle après cercle - ainsi poursuit-il - on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne - un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal.»
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De cette femme blonde oxygénée à la chevelure dressée sur sa tête comme un gros nid d’oiseau, Austerlitz dit au détour d’une phrase qu’elle était la déesse des temps révolus. Il y avait effectivement, sur le mur derrière elle, au-dessus des armoiries au lion du royaume de Belgique, une impressionnante horloge au cadran jadis doré, noirci à présent par la fumée de tabac et la suie de chemin de fer, sur lequel se déplaçait une aiguille d’environ six pieds.
Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l’un et l’autre la mesure du temps infini que mettait à s’écouler une seule minute, et nous étions à chaque fois effrayé, bien que ce ne fut pas une surprise, par la saccade de cette aiguille, pareil au glaive de la justice, qui arrachait à l’avenir la soixantième partie d’une heure puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d’une menace qui nous glaçait presque les sangs.
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Ils abattent tous les arbres, se plaint-il, et ils arrachent les haies. Bientôt les oiseaux ne sauront plus où aller.

Page 240
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Il est vrai aussi que je n’ai que l’écriture pour me défendre des souvenirs qui me submergent si souvent sans crier gare. S’ils restaient enfermés dans ma mémoire, ils pèseraient de plus en plus lourd au fil du temps, si bien que je finirais par m’effondrer sous leur poids. C’est que les souvenirs sommeillent des mois et des années en notre for intérieur, et ils y végètent discrètement jusqu’à ce qu’ils soient rappelés à la surface par quelque évènement mineur et nous frappent d’une singulière cécité face à la vie.
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Les récits des rescapés se caractérisent en règle générale par leur discontinuité, leur caractère singulièrement erratique, en telle rupture avec les souvenirs nés d'une confrontation normale avec les faits qu'ils donnent facilement l'impression de n'être qu'invention pure ou affabulation sortie d'un mauvais roman. Mais si ces relations de témoins oculaires paraissent mensongères, c'est aussi à cause de leurs nombreuses formules stéréotypées. La réalité de la destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle parait hors norme, s'estompe derrière des formules toutes faites comme «la proie des flammes», «la nuit fatidique», «le feu embrasait le ciel», «les puissances infernales s'étaient déchainées», «c'était une vision d'enfer», «le terrible destin réservé aux villes allemandes», etc. Leur fonction est de masquer et de neutraliser les souvenirs vécus qui dépassent le concevable.
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Sans doute sont-ce des souvenirs enfouis qui confèrent un caractère singulièrement hyperréaliste à ce que nous voyons en rêve. Mais peut-être aussi que c'est autre chose, une sorte de brume, de voile à travers lequel, paradoxalement, tout nous apparaît plus nettement en rêve. Une petite nappe d'eau devient un lac, un souffle de vent se transforme en tempête, une poignée de poussière en désert, un grain de soufre dans le sang en une éruption volcanique. Qu'est-ce donc que ce théâtre dans lequel nous sommes tout à la fois dramaturge, acteur, machiniste, décorateur et public ? Faut-il, pour franchir les parvis du rêve, une somme plus ou moins grande d'entendement que celle dont on disposait au moment de se mettre au lit ?
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Elle lissait, autant que faire se pouvait, les billets gris-vert d’une livre et ceux, rouge brique, de dix shillings, les mettait soigneusement en liasses et, marmonnant ce qui ressemblait à une formule incantatoire, les comptait jusqu’à ce qu’elle arrive au moins deux fois au bon résultat. Avec non moins de soin, elle empilait la monnaie, dont la quantité était toujours impressionnante, en petites colonnes de cuivre, de laiton et d’argent d’égale hauteur, avant d’additionner la somme totale selon une méthode mi-manuelle, mi-comptable, convertissant en livres, par le système duodécimal, d’abord les pennies, les threepennies et les sixpence, puis vingt par vingt les shillings, les pièces de deux shillings et les demi-couronnes. Ensuite, la reconversion de la somme en livres ainsi obtenue en unités de vingt et un shillings, autrement dit en guineas, à l’époque encore en usage chez les commerçants qui se respectaient, était certes l’étape la plus difficile de l’opération financière, mais elle en constituait en même temps l’indéniable couronnement.
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