Citations de William Boyd (601)
Je sais ce que Kindred fait, dit-il calmement d’un ton égal, en se renfonçant sur son siège. Je l’ai compris en l’attendant. Il a vécu là-bas, près de ce pont, depuis des semaines… Juste en se tenant à carreau. Il n’est pas stupide : il ne fait rien, il n’y a donc pas de trace. Pas de chèque, pas de factures, pas de notes, pas d’appels sur portable – cabines téléphoniques uniquement -, pas de cartes bancaires, du liquide – rien. C’est comme ça qu’on disparait au vingt et unième siècle – on refuse simplement d’y participer. On vit comme un paysan au Moyen Âge : tu mendies, tu voles, tu dors sous un buisson. Voilà pourquoi personne ne pouvait le trouver – même pas la foutue Brigade criminelle au complet de la Metropolitan Police.
Quand, petite, je me montrais grincheuse, contrariante et dans l’ensemble insupportable, ma mère me réprimandait avec des: "Un jour, quelqu’un viendra me tuer et tu le regretteras". Enfant, on ne prend pas au sérieux ce genre de remarque. Aujourd’hui - alors que je repense aux événements de cette interminable canicule de 1976, cet été pendant lequel l’Angleterre tituba, suffoquée, terrassée par une vague de chaleur interminable - je sais ce dont ma mère parlait: je comprends ce sombre courant d’une peur profonde qui circulait sous la calme surface de la vie ordinaire, et qui ne l’a jamais quittée, même après des années d’une existence paisible, sans rien d’exceptionnel. Je m’en rends compte maintenant: elle a toujours redouté qu’on vienne la tuer. Et elle n’avait pas tort.
De temps à autre, elle s'aventurait sur le pont pour contempler le ciel gris, l'eau turbulente et non moins grise, et les bateaux tout aussi gris avec leurs cheminées crachotantes, fonçant à travers vagues et creux désordonnés - disparaissant dans des explosions d'écume glaciale - et traçant bravement leur chemin vers les Îles britanniques.
[...] les myriades de liens entre deux existences discrètes - proches, distantes, se chevauchant, se frôlant - sont là presque entièrement inconnues, inaperçues, un immense réseau invisible de l’à-peu-près, du quasiment, de ce-qui-aurait-pu-être. De temps en temps, dans la vie de tout un chacun, le réseau est entrevu, un court instant, et l'événement reconnu avec un cri d'étonnement ravi ou un frisson d'inconfort surnaturel. La corrélation compliquée des existences humaines pouvait rassurer ou troubler en égale mesure.
Comme Rome, Nkongsamba était bâtie sur sept collines, mais toute ressemblance s'arrêtait là. Elle ne ressemblait à rien d'autre qu'à une flaque de vomi déposée par quelque ivrogne sur la pelouse mal entretenue de quelque riche résidence.
Like Rome, Nkongsamba was built on seven hills, but there all similarity ended. It resembled nothing so much as a giant pool of crapulous vomit on somebody's expensive unmown lawn.
Ingram avait horreur d’exhiber, quand il s’asseyait jambes croisées un mollet blanc poilu entre le haut de la chaussette et le revers du pantalon- c’était en quelque sorte le prototype du péché capital vestimentaire anglais.
J'ai une théorie sur cette ville : on a trop de respect pour l'art. C'est là où nous commettons toutes nos erreurs, toutes. Mais si on y est obligé, alors je suis prêt à travailler avec, de temps en temps. Surtout si ça me procure Lanier Cross à poil.
Un des rares avantages de vivre à Oxford, c'est qu'il y existe à votre porte un expert sur à peu près tout les sujets au monde. Des astrolabes médiévaux aux accélérateurs de particules, nous pouvons en général vous en dégoter un.
Il ne semblait pas trouver extraordinaire que lui - qui ne parlait pas l'anglais - dût servir d'officier de liaison avec un Anglais qui, de son côté, ne parlait pas le portugais. Depuis presque trois mois, Félix et lui partageaient le même logement à Boma Durio, et l'absence d'un vocabulaire commun leur avait permis de ne jamais échanger un mot désagréable...
– Et comment s’appellera cette bataille, mon lieutenant ? La bataille de Nivelles ?
– Non, la bataille de Waterloo, à ce qu’il paraît. Je dois dire que je préfère Nivelles, pas vous, Openshaw ? La bataille de Nivelles, voilà qui sonne mieux. »
-Qui ne tente rien n'a rien Talbot. Ne l'oubliez pas. Nous ne sommes pas sur cette terre pour très longtemps, alors autant en profiter au maximum.
L'égoïsme est presque toujours la vraie raison cachée pour laquelle les parents envoient leurs enfants en pension.
Elfrida Wring s’agita dans son lit, poussa un grognement et se retourna, encore assoupie, alors que la lumière du soleil rasant de ce matin d’été dessinait près de son oreiller un rectangle imparfait d’un doré acide sur le papier peint aux motifs vert olive. Tirée de son sommeil par cet objet lumineux qui progressait lentement vers elle sur le mur, elle ouvrit les yeux. (début du livre)
« Sachant que c’était en mai, donc il y a deux mois, et que c’était comme si la Révolution française recommençait, à ce que vous m’avez dit, alors qu’est-ce qui s’est passé ? Tout ce que j’ai vu aujourd’hui, c’est Paris toute calme et tranquille qui vivait sa vie normale. Où est tout le monde ?
— Bonne question, répondit Talbot en repensant à sa promenade boulevard Saint-Germain, où il n’avait vu que quelques affiches en lambeaux. Peut-être qu’ils sont tous partis en vacances ? avança-t-il sans grande conviction.
Ils burent chacun une gorgée pour combler le silence. Tous les deux retranchés derrière l’artificialité guindée de leur personnage public, se dit Talbot, la classe moyenne anglaise dans son état permanent de malaise en société. (p. 185)
Les gens sont opaques, complètement mystérieux. Même ceux qui nous sont le plus chers sont des livres fermés. Si vous voulez savoir à quoi ressemblent vraiment les êtres humains, ce qui se passe dans leur tête derrière ce masque que nous portons tous, alors, lisez donc un roman !
Les Japonais ont tout compris, songea-t-il en se rappelant qu’il existe deux mots en japonais pour décrire le moi. Enfin, dans son souvenir. Qui donc lui avait raconté cela ? Bref, apparemment il y avait un terme pour désigner le moi de la sphère privée et un autre, complètement différent, pour le moi qui existe dans le monde. Pourquoi l’anglais ne faisait-il pas ce distinguo plein de sagesse ? Il abandonna son moi public et, en sirotant son whisky, renoua avec son moi privé, heureux de se concentrer sur les projets qu’il avait faits pour son week-end. Les soucis de « L’échelle pour la lune » s’effaceraient de sa pensée. Son moi privé prendrait le dessus pendant un jour ou deux.
– On est en 1968, Elfrida. Regardez autour de vous. L’Allemagne, la France, les USA, le Vietnam. Le monde est en pleine ébullition, en plein changement. Ne revenez pas en arrière.
– Mais ce sont quand même des gens, Calder, des êtres humains ! protesta Elfrida en se demandant quel argument ajouter. Et les gens se tournent vers nous, les romanciers, pour trouver des informations.
– Sur quoi ?
– Sur les autres gens. Sur tous les autres gens dans le monde. Sur nos pensées, nos besoins, nos rêves, nos phobies, ce qui nous fait vivre, en gros. Les gens sont opaques, complètement mystérieux. Même ceux qui nous sont le plus chers sont des livres fermés. Si vous voulez savoir à quoi ressemblent vraiment les êtres humains, ce qui se passe dans leur tête derrière ce masque que nous portons tous, alors, lisez donc un roman !
-- Allez-vous-en!" lui siffla-t-elle.
Et, quittant l'abri de son arbre, elle traversa à grandes enjambées la rue vers sa maison, sans un regard en arrière.
Jurant, Lorimer remonta à bord de sa voiture et démarra. La colère, la frustration, le désir, l'amertume, l'impuissance se disputèrent la première place dans son esprit jusqu'à ce qu'une note plus neuve et plus sombre l'emporte sur tout le reste : ce qu'il ressentait était proche du désespoir. Flavia Malinverno était entrée dans sa vie et l'avait transformée : il ne pouvait plus la perdre.
Il en a toujours été ainsi: les gens sans talent envient ceux qui en ont, de la même manière que les faibles admirent les forts.