"Dans quel dessein ces milliards d'olibrius que nous sommes venons-nous au monde ?
[...]
Je ne sais pas. Je ne sais fichtre rien de Dieu."
Ces deux phrases anodines de
Annie Dillard, isolées parmi les deux cent vingt pages de ce livre dense et curieux, en récapitulent le ressort. Les questions irrésolues hantent chacun : l'humanité en chiffres donne le vertige, les discours des religieux, Dieu où et pourquoi, les fléaux, les drames à côté des grâces de la nature, comment les vivre ? Que sommes-nous, minuscules mais si importants à nos propres yeux ?
"...si elle était parfaitement rangée, la population humaine actuellement sur terre tiendrait juste dans le lac de Windermere, dans le district des lacs."
Dans "
Au présent", l'Américaine a choisi d'éclater ses thèmes qu'elle présente comme une vaste mosaïque sans transition. Cette forme de zapping, qui séduira ceux qui aiment musarder, n'induit pas un sentiment de dispersion car l'auteur se maintient autour des lignes de force sans diverger. Elle chemine néanmoins sur six pistes sans rapport apparent: les nombres vertigineux liés aux générations humaines, les malformations de naissance, la pensée des Juifs hassidiques de l'est de l'Europe, une histoire naturelle du sable, les explorations paléontologiques de Teilhard de Chardin, et des nuages aussi, que certains ont voulu décrire comme pour en figer à jamais la fluidité. Au bout des quatre ou cinq chapitres, le lecteur, familier de ces thèmes, mesure qu'ils forment un tableau complexe de notre monde.
[...]
Il est sûr qu'il peut y avoir quelque ennui à lire le mécanisme des érosions naturelles et la formation des sables sous lesquels des générations reposent, comme l'armée enterrée des soldats de l'empereur Qin, qu'il peut s'entendre des soupirs à parcourir la répétition d'anecdotes du Talmud ou du Zohar. On sent néanmoins derrière tout cela un travail méthodique de recherche qui sollicite un regard, une interprétation. Comme des cartes de tarot étalées sur la table, disposées au hasard : trouvez-y un sens, une résolution.
À l'attention de ceux qui, comme moi, à nos âges matures, pensent que nous en savons assez sur toutes ces questions métaphysiques et existentielles, nous qui avons résolu tant bien que mal nos questionnements, je veux terminer par une pirouette personnelle : faut-il continuer de secouer le prunier, même s'il n'y a pas ou plus de fruits dessus ? Il le faut, absolument, ne fût-ce que pour entendre le bruit des feuilles qui nous tient en éveil et nous enchante quand il est sincère.
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