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EAN : 9782070377824
693 pages
Gallimard (14/11/1986)
4.13/5   431 notes
Résumé :
Sa réussite au concours de l'agrégation marque pour Simone de Beauvoir la fin de l'existence étroite et dépendante qu'elle a relatée dans Les mémoires d'une jeune fille rangée. Elle est désormais libre de vivre à sa guise et d'explorer ce monde des adultes qu'elle connaît si peu et si mal.
Elle a rencontré Jean-Paul Sartre et désormais leurs existences sont liées. Sur le fonds orageux de l'entre-deux-guerres, dix ans passent à l'apprentissage de la vie. Décou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (31) Voir plus Ajouter une critique
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Beauvoir avec Sartre. Jeunesse et débuts littéraires de deux profs de philo, avant, et pendant la deuxième guerre mondiale, bien avant qu'ils soient devenus les monstres sacrés de la vie intellectuelle française que l'on connaît. Deux témoins de leur siècle, qui ne brillent pas toujours par leur clairvoyance. Un couple aux moeurs "libres", mais bien aliénantes pour d'autres qui sont dans leur premier cercle. Beauvoir a un côté hautain vis à vis des jeunes filles ou garçons qui l'admirent ou qui l'aiment. Elle ne s'en départit que pour pleurer sur les infidélités de Sartre, dont elle ne peut se plaindre, y ayant consenti et même au-delà. Cet aspect intime de sa vie n'est pas le plus intéressant pour l'exégète, et relève d'une autre approche, entre voyeurisme et analyse psychologique. En revanche, De Beauvoir appartient à cette catégorie de femmes intellectuelles et indépendantes financièrement, qui se développe entre les deux guerres, et dont bon nombre deviendront des résistantes. Pas Simone. Ce n'est pas un reproche, mais on ne peut que noter l'égoïsme à deux dont s'enveloppe ce couple face à des convulsions politiques et bientôt historiques qui les atteignent tout comme l'homme de la rue, mais les laissent plutôt distants et velléitaires.
Beauvoir est une femme pas ordinaire, qui ne veut pas d'une vie ordinaire. Elle est plus intéressante quand elle parle de ses randonnées solitaires dans les collines marseillaises, de ses équipées en autocar en Bretagne, de ses voyages avec Sartre, tous deux fauchés chroniques, qui visitent l'Europe comme des routards avant l'heure.Les rencontres faites par le couple sont plus qu'éblouissantes: Picasso, Leiris, Camus, Koestler, Giacometti, Bataille, Limbour, etc. Les portraits de ces géants sont passionnants et bien venus.
Cet album de souvenirs a donc au total la valeur d'un témoignage, écrit par un témoin alors non engagé, mais capable de réfléchir longtemps après sur ce qui arriva à l'époque dont elle parle. C'est déjà cela, c'est déjà beaucoup. Mais pas plus. L'introspection quant à elle tourne court, Simone n'est pas douée pour interroger ses motivations vraies dans bien des domaines. En revanche, elle déboulonne certains mythes avec quelque talent.
Au total, ce livre ne peut être ignoré si on porte un intérêt à la France artistique et intellectuelle entre les deux guerres, et la personnalité de l'auteur(e) porte à débat.
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Bon.
J'ai beaucoup de sentiments, et tous ne sont pas positifs.

Vous vous en souvenez si vous avez traîné par ici dans les dernières semaines : j'ai adoré les Mémoires d'une jeune fille rangée. Adoré, il n'y a pas d'autre mot possible. C'était survolté, romancé, organisé, intellectualisé jusqu'à l'extrême, mais de façon si revendiquée et si transparente qu'il n'y avait d'autre possibilité que de suivre Simone de Beauvoir dans l'exploration scrupuleuse et fantasmée de sa propre enfance, fasciné par la mini-intellectuelle que l'on sentait se dessiner dans les attitudes, curiosités et obsessions de la future philosophe.

Mais voilà.
Depuis, j'ai lu La Force de l'âge, suite immédiate de ces mémoires, consacrée à la quinzaine d'années qui s'écoule entre 1929 et 1945, au cours de laquelle Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre construisent petit à petit leur relation, écrivent presque autant qu'ils rêvent d'écriture, voyagent dans toute l'Europe, assistent avec inquiétude mais assez peu d'engagement aux troubles politiques croissants en France et partout sur le continent, et plongent enfin dans la Seconde Guerre mondiale. C'est la décennie de la maturité pour Beauvoir, qui écrit, échoue, s'échine, parvient enfin à faire publier un premier roman, L'Invitée. Sartre et elle s'assistent mutuellement dans la plupart de leurs travaux, se relisent, se corrigent, avec une apparente bienveillance.

Quel est donc le problème, me demanderez-vous. le problème, vous répondrai-je immédiatement car je n'attendais que ça, c'est que tout ça manque de sincérité, voire d'honnêteté. Alors qu'elle aborde son âge adulte, époque dont elle est forcément plus proche que son enfance et qui lui "ressemble" bien davantage, Beauvoir change radicalement de ton, élude soudain certains sujets, acquiert un goût pour l'ellipse qu'on ne lui connaissait pas. Si elle s'étend très (trop) longuement sur certaines considérations politiques d'ordre général, elle ne décrit jamais ses convictions à elle, se contente de vagues remarques comme quoi elle et Sartre n'étaient guère engagés, raconte tout de même qu'elle et lui ont créé un réseau de résistance pendant l'Occupation (réseau dont on n'a toujours aucune preuve de l'existence) mais n'y consacre guère plus d'une page, et fait certes preuves d'autocritique, mais sans aller au-delà, sans jamais vraiment laisser s'exprimer cette première personne précieuse qu'elle offrait pourtant avec un talent immense dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Elle évite aussi bien de mentionner certains épisodes de sa vie, comme le fait qu'elle organisait des émissions pour Radio Vichy en 1943. Ca ne la rend évidemment pas criminelle, mais force est d'admettre que tous ces détours et arrangements rendent difficile la connexion entre lecteur et autrice.

Bien plus dérangeant à mes yeux : la disparition totale des sujets touchant à l'intime, au relationnel, à la sexualité ou à l'affectif, qui formaient une partie considérable du volume précédent. Bien sûr, l'autrice n'est pas tenue de tout dire, surtout en ce qui concerne ses contemporains, mais de là à ne plus en parler, voire à carrément mentir, il y a un monde. Soudain, Beauvoir cesse ainsi d'évoquer ses appréhensions quant à sa fameuse première fois, qu'elle redoutait tant dans les Mémoires, et dont elle avait décortiqué les enjeux avec talent. Soudain, elle évoque à peine ce que représente son mode de vie révolutionnaire à l'époque : professeure, intellectuelle, pas mariée, sans enfants, en relation tout sauf monogame avec Sartre, alors qu'il y aurait bien davantage à dire là-dessus qu'elle ne le laisse entrevoir.
J'y vois même une forme de malhonnêteté, lorsque l'on sait que les relations de Sartre et Beauvoir envers leurs étudiantes étaient plus que troubles. Pour faire court (et je vous conseille de chercher des sources plus érudites et plus approfondies si le sujet vous intéresse), il existe toute une controverse autour des relations potentiellement amoureuses et sexuelles entre des étudiantes que Beauvoir aurait "recrutées" pour ensuite les "transmettre" à Sartre. Ces relations sont présentes dans La Force de l'âge, mais décrites comme amicales uniquement, alors même que Beauvoir en laisse apercevoir toute l'ambiguïté, voire tout le caractère franchement malsain. Impossible de trancher sur le vrai du faux dans ces histoires déjà lointaines, mais de mon côté, je ne nierai pas mon malaise face à ces tartines de considérations pleines d'omissions sur le caractère de telle ou telle jeune fille dont on sait qu'elle a, des années plus tard, porté des accusations de détournement de mineure contre le couple.

Beauvoir présente un côté parfois assez arrogant dans les jugements qu'elle porte sur les autres : et là où son arrogance était tournée en dérision, comique et exagérée dans les Mémoires, elle est ici admise, expédiée, décevante. Son style est plein de retenue, soudain hautain alors qu'il était si accessible et réjouissant dans les Mémoires. Simone de Beauvoir dévoile bien évidemment beaucoup malgré tout (700 pages tout de même pour ce volume), mais ne va plus interroger ses motivations. Elle évoque ce qu'elle considère elle-même comme de l'égoïsme, à travers sa vie de bohème avec Sartre, le voyage payé par Mussolini qu'ils font en Italie dans les années 30, leur absence de prise de position au cours de la décennie, et leur détachement de la Résistance à laquelle participe pourtant activement leur ami Camus, mais elle ne va pas au-delà, ne le creuse pas, ce qui reste profondément frustrant à mon goût.

Là où les Mémoires allaient dans l'analyse avec une concision et une densité folles, La Force de l'âge se complaît davantage dans l'évocation, l'accumulation d'anecdotes, avec quelques commentaires épars sur telle ou telle personnalité. La seule matière qui fasse vraiment l'objet de descriptions détaillées (voire de longues digressions) sont les voyages, affectations et autres promenades du couple, les anecdotes quant à leur relation. Beauvoir s'étale enfin sur son évolution en tant qu'écrivaine, ses analyses rétrospectives de ses propres romans, le regard qu'elle porte sur ses écrits des années après, avec honnêteté, tendresse et intransigeance, dans des passages intéressants quoique franchement longs. Dommage, donc, pour cette lecture en franche demi-teinte. A voir avec la suite, notamment L'Invitée que je compte lire prochainement...
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Pourquoi est-ce frustrant ? Parce que souvent, on attend autre chose, et différemment. Son style lui ressemble, je pense, bien qu'elle lutte contre ça... Son style est très froid, on la sent retenue, très bourgeoise, elle s'auto censure, ce qui est dommage pour le lecteur d'aujourd'hui, mais qui devait être bien dommageable à l'époque de la publication, si elle ne l'avait pas fait...
Oui mais voilà : elle revendique une liberté tant individuelle que politique, anti bourgeoise, anti conformiste... Elle ne parle pas des petits arrangements avec Sartre (la "petite famille", les trios...). Si on ne savait pas, on ne devinerait rien. Elle a une ferrari entre les mains pourtant, une bombe : agrégée de philosophie à 21 ans en 1929 (année terrible), amoureuse d'un des plus grand philosophes de son temps, elle est belle, déterminée, libre, révoltée, suprêmement intelligente..... et bien non. Elle fait rouler sa ferrari parfois à l'image d'une 2 cv... Elle freine...

Ce livre est tantôt intéressant, tantôt ennuyant à mourir, tantôt passionnant, tantôt énervant, tantôt fascinant. La forme est un récit, pas un journal, sauf pour les années de guerre. Parfois elle évoque des personnages sans intérêt de façon anecdotique. Parfois des personnages réellement historiques de façon soit anecdotique soit en émettant un jugement. Et puis elle passe à autre chose. Elle nous laisse sur notre faim. On ne sait pas très bien ce que ce personnage nous a appris, célèbre ou non, et si oui, on ne sait pas pourquoi elle ne s'éternise pas plus. Elle zappe. Elle en dit à la fois trop peu (sur les livres qu'elle lit - exemple : Céline), et trop : ses descriptions de voyages font parfois catalogue touristique, le lent accouchement de son premier roman est vraiment, vraiment inutile et rébarbatif selon moi, à part pour quelqu'un qui passerait une thèse sur sa genèse.

Le problème est que ce livre raconte la jeune Simone de Beauvoir, et qu'il a été rédigé par la Simone de Beauvoir respectée, mondialement connue et mûre. On a l'impression qu'elle cherche à s'auto valoriser : elle a connu tout le monde, vu tous les pays d'Europe, mangé tous les plats les plus délicieux, vu tous les films muets puis parlants, apprécier toutes les musiques... On sent la haute opinion d'elle-même qu'elle a eu toute sa vie, même jeune. Et pourtant, elle reste lucide : elle avoue ne pas avoir compris la guerre d'Espagne, n'avoir pas voulu considérer la guerre comme inéluctable, avoir chercher sans cesse et jusqu'au bout le plaisir égoïste de la jeunesse libre.

Je dirais pour conclure que malgré quelques fulgurances hélas trop rares, le bonheur n'est pas ici littéraire, mais historique.

Mais bon, elle a fait ce qu'elle a voulu, et ce n'est que mon avis...
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J'ai été un peu moins intéressée par ce deuxième tome des mémoires de Simone de Beauvoir.
Pour la première partie jusqu'en 1939, les aspects historiques ne m'ont rien appris , ses pérégrinations internes m'ont un peu ennuyée. Il ne devait effectivement pas être facile de faire partie des proches du curieux couple qu'elle formait avec Jean Paul Sartre. Je vais relire l'Invitée, version romancée de cette époque.
Avec la guerre, et surtout la présentation sous forme de Journal, le rythme est plus soutenu ce qui permet de maintenir son attention.
Certains chapitres m'ont fait penser à Lucie Aubrac disant que loin d'être romanesque, sa vie pendant la guerre, avait souvent consisté à chercher de quoi nourrir tous ces gens qui passaient discrètement chez elle. Simone de Beauvoir aussi avait faim, et on se dit que la guerre c'est ça, les uns meurent, les autres ont faim.
C'est aussi très intéressant de voir que deux des intelligences les plus pointues du siècle n'ont pas toujours compris grand chose à leur époque . C'est réconfortant pour nous, pauvres petits penseurs, mais un peu effrayant aussi.
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Cette fois, Simone de Beauvoir a choisi de scinder en deux parties son oeuvre . C'est tout une décennie qui est décrite dans la première partie, de 1929 à 1939. Ce choix n'est pas une question de chiffre mais de prise de conscience. Pendant 10 ans, de son début de carrière de prof de philo au début de la guerre, Simone va décrire son indépendance, son envie dévorante de tout vivre, tout découvrir, en multipliant voyages et découvertes culturelles. Pendant ces années, elle ne portera que très peu d'intérêt au monde, au basculement et au repli des sociétés européennes. Elle avoue dès le début ce désintérêt profond. Car ce qui semble la faire avancer à l'époque, c'est plutôt tout ce qui tourne autour de ce noyau qu'elle forme avec Sartre, puis avec d'autres jeunes étudiants qu'elle prend sous son aile, en particulier Olga. À eux trois, ils formeront une relation décrite dans l'une de ses toutes premières oeuvres. Cette relation présentée comme purement amicale a fait l'objet de nombreuses critiques car elle ne fait pas preuve de transparence sur la nature réelle de cette relation ("la petite famille" aurait partagé bien plus ! Mais si on ne le sait pas, on ne peut pas le comprendre, on peut vivre cela comme une trahison du pacte, un défaut d'honnêteté...). J'ai cependant particulièrement apprécié ses prises de conscience au monde. Elle parvient à décrire ses lacunes, ses manques avec une objectivité à faire pâlir d'envie ! Il est tellement dommage qu'elle n'en ait pas fait autant sur sa relation avec Sartre et les autres étudiants finalement... c'est toutefois son choix et sa liberté. En 1939, on passe ainsi "d'exister en toutes choses" à exister par rapport au monde. Et évidemment, ça ne se fait pas sans l'engagement de Sartre. À partir de cette date, nous découvrons véritablement ce couple dans son rapport au monde. C'est d'ailleurs pourquoi Beauvoir opte pour une autre forme dans la seconde partie : celle du journal intime, écrit moins romanesque permettant de saisir un peu plus la vérité des choses, la vérité de son rapport au monde. Ce sont donc deux parties totalement différentes que nous découvrons, parties qui collent finalement à la prise de conscience littéraire et politique de Simone qui commence à naître au monde en tant qu'autrice car elle a enfin des choses à dire sur ce qui gravite autour d'elle. C'est ainsi qu'elle rappelle que l'écriture n'est possible que grâce aux bouleversements intérieurs et extérieurs. Elle montre avec élégance et pertinence que nous vivons plusieurs vies. Et que celles-ci sont forcément bouleversées par le monde et les autres.
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Citations et extraits (118) Voir plus Ajouter une citation
Il y avait aux environs de Rouen un grand asile psychiatrique que Sartre eut la curiosité de visiter. (…)
Dans une petite pièce, il y avait tout de même des tables et des hommes qui écrivaient ; ils couvraient les cahiers de mots admirablement calligraphiés qui s'ordonnaient selon des jeux d'assonances ou d'homonymie : ceux-là au moins ne s'ennuyaient pas. La salle voisine était bruyante, on entendait un murmure de voix : c'étaient des malades atteints de paranoïa ou de psychose hallucinatoire. L'un d'eux nous prit à partie, il nous supplia de lui venir en aide : on lui avait installé un téléphone dans le ventre, on le « bistouillait » sans répit ; il parlait avec beaucoup de naturel mais d'un air harassé. Son voisin nous fit un clin d'oeil et se toucha le front. « Il est toc toc ! » dit-il entre ses dents ; et il se mit à nous raconter sa propre histoire ; un signe, sur sa cuisse droite, prouvait qu'il était le fils légitime de l'empereur des mers du Sud. Un autre entreprit de nous décrire un appareil qu'il avait inventé et dont le brevet lui avait été volé. J'avais vu des cas analogues à Sainte-Anne ; mais précisément, là-bas, ce n'était que des cas ; ici on avait affaire à des gens, en chair et en os, en train de vivre leur vie quotidienne, avec tout un avenir encore devant eux : c'était ça le pire. Pendant que ces hommes nous parlaient, avec des voix, des visages normaux et des passions vivantes au cœur, j'aperçus, derrière les barreaux des fenêtres, des faces hébétées, grimaçantes : des déments, tombés au dernier stade de l'imbécilité. Fatalement, d'ici dix ans, vingt ans, ces hallucinés auraient sombré dans les mêmes ténèbres, leur regard serait éteint, leurs souvenirs évanouis. « Y en a-t-il quelquefois qui guérissent ? » demandai-je au docteur. Il haussa les épaules. Deux cent soixante pensionnaires mâles, et lui seul pour s'en occuper : il soignait les grippes, les crises de foie ; quant aux troubles mentaux, il ne lui restait pas une minute pour les traiter : à vrai dire, il ne connaissait même pas tous les malades. C'était déplorable, il en convenait. Je compris avec effroi qu'en cas d'internement abusif, la victime n'avait aucune chance d'être relâchée ; et parmi ces hommes, il y en avait certainement qui n'étaient pas incurables : rien n'était tenté pour les sauver. Quand on entrait ici, il fallait abandonner toute espérance.
Le médecin ouvrit une porte ; au centre d'une cellule aux murs de faïence, un homme attaché sur un lit de fer se débattait et hurlait ; dans une cellule voisine, toute semblable, un autre homme dormait. C'étaient des furieux. Nous vîmes ensuite le quartier des paralytiques généraux, les seuls à qui on appliquât régulièrement une thérapeutique ; en leur inoculant le microbe de la malaria, on arrêtait l'évolution de la maladie au stade euphorique ; tous souriaient et balbutiaient béatement. La visite se termina dans la cour des déments : là se trouvaient les déchets humains que j'avais aperçus à travers les fenêtres grillagées ; le visage affaissé, la bouche baveuse, celui-ci sautillait sur un pied, un autre se tordait les doigts, un autre oscillait d'arrière en avant : ils répétaient indéfiniment des gestes autrefois chargés de symboles, aujourd'hui vidés de tout sens. Avaient-ils un jour — dans leur lointaine enfance — ressemblé à tout le monde ? Comment, pourquoi en étaient-ils venus là ? Et que faisions-nous dans cette cour à les regarder, à nous interroger ? Il y avait dans notre présence quelque chose d'insultant.
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A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire ; je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester.
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Le vieux réalisme, qui décrit les objets en soi, reposait sur des postulats erronés. Proust, Joyce optaient, chacun à sa manière, pour un subjectivisme que nous ne jugions pas mieux fondé. Chez Hemingway, le monde existait dans son opaque extériorité, mais toujours à travers la perspective d'un sujet singulier ; l'auteur ne nous en livrait que ce qu'en pouvait saisir la conscience avec laquelle il coïncidait ; il réussissait à donner aux objets une énorme présence, précisément parce qu'il ne les séparait pas de l'action où ses héros étaient engagés ; en particulier, c'est en utilisant les résistances des choses qu'il parvenait à faire sentir l'écoulement du temps.
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Entre deux individus, l'harmonie n'est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir.
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Sartre me reprochait parfois mon insouciance ; moi, je m'agaçais quand il se plongeait trop longuement dans un journal. Pour me justifier, j'invoquais la théorie de "l'homme seul". Sartre m'objecta que "l'homme seul" ne se désintéresse pas du cours des choses ; il pense sans le secours d'autrui : cela ne signifie pas qu'il choisisse l'ignorance (...). Il s'agissait en fait d'une fuite : je me mettais des œillères pour préserver ma sécurité. Je me suis longtemps entêtée dans ce "refus de l'humain" dont s'inspirait aussi mon esthétique. J'aimais les paysages d'où les hommes semblaient absents, et les déguisements qui me cachaient leur présence : le pittoresque, la couleur locale. A Rouen, l'endroit que je préférais, c'était la rue Eau-de-Robec : les maisons difformes, branlantes, baignant dans des eaux crasseuses semblaient presque destinées à une espèce étrangère. J'étais attirée par les gens qui, d'une manière ou d'une autre, reniaient leur humanité : les fous, les putains, les clochards.
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Vous connaissez Simone de Beauvoir, mais peut-être pas sa soeur Hélène. Pourtant, cette artiste peintre s'est elle aussi engagée pour la cause des femmes.
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