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EAN : 9782253023906
641 pages
Le Livre de Poche (01/01/1980)
4.12/5   1014 notes
Résumé :
La Vie mode d'emploi est un livre extraordinaire, d'une importance capitale non seulement dans la création de l'auteur, mais dans notre littérature, par son ampleur, son organisation, la richesse de ses informations, la cocasserie de ses inventions, par l'ironie qui le travaille de bout en bout sans en chasser la tendresse, par sa forme d'art enfin : un réalisme baroque qui confine au burlesque.
Jacqueline Piatier, Le Monde

L'ironie, très douce... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (92) Voir plus Ajouter une critique
4,12

sur 1014 notes
A.S. (Ante Scriptum).
Quand je ferai, pour la n.ieme fois, naufrage, je tacherai de sauver ce livre et de l'amener, sec ou detrempe, en l'ile deserte que j'essaierai d'atteindre a la nage.
Comment choisir les livres a sauver en premier? A chacun ses criteres. Moi je les choisirais d'abord bien gros, vu qu'avec ma chance je risque de rester fort longtemps abandonne a ma solitude (a moins que n'apparaisse un Vendredi de derriere un girembellier ou un latanier rouge).
Ce seront surtout des livres que je pourrai lire et relire, encore et encore, avec interet. Celui-ci, ce Mode D'emploi qui ne me servira de rien dans mon insularite, ce sera pour du plaisir pur et simple. Une masturbation cerebrale tres recommandee en longue periode de solitude (a moins que je ne decouvre un Jeudi cache dans des fougeres arborescentes).

A.S.2 (Au Secours!).
Je croyais entrer dans un immeuble parisien. Grosse erreur! Fatale! A peine franchie la porte cochere c'est la jungle! Il me faut franchir des amoncellements d'objets impenetrables a premiere vue. Enfouis dans les caves; dormant dans les combles; se dandinant (eux aussi?) dans les escaliers; se cachant derriere des portes ouvertes ou plutot fermees; franchissant des ponts-levis (j'ai des hallucinations); camoufles en armoires normandes, en bahuts d'un autre age ferres aux coins. Et chaque objet tient a etre connu et reconnu, dans ses plus infimes details, dans sa plus intime histoire, dans tous ses passages d'un maitre a un autre, dans toutes ses deformations causees par des mains malhabiles ou voulues par des esprits modernisateurs, et chacun m'assene en plus l'histoire et les devenirs de tous ceux qui l'ont manipule. Sauve qui peut! Comment franchir ce livre sans perdre la raison?

A.S.3 (Assistance Sociale).
Perec decrit les faits et gestes des habitants d'un immeuble parisien, sis au 11 rue Simon-Crubellier, pendant la journee du 23 juin 1975. Un immeuble de 5 etages, plus 2 de combles, plus 1 de mansardes. Une journee, de l'aube a 8 heures du soir. Et leurs gestes, leurs mouvements, leurs postures le long de la journee, et les objets dont ils s'entourent, et leurs facons de les arranger, de les deplacer, de les manier, de s'en servir, nous disent beaucoup plus sur eux qu'une quelconque analyse psychologique (que Perec fuit comme la peste). Je les ai sentis. Je crois les avoir compris. Comme tout lecteur qui ne saute pas les enumerations, qui ne passe pas outre les accumulations de details. Car c'est peut-etre ce qui les rend vivants, proches.

Une journee. Mais insidieusement Perec nous fait entrer dans toute leur vie anterieure, tout ce qui aboutit, sans pourtant toujours expliquer, a cette journee.
Un immeuble. Et par chacun de ses appartements, luxueux duplex ou mansardes de serviteurs, nous sommes amenes a connaitre non seulement ceux qui l'habitent en ce jour, mais aussi tous les locataires qui les ont precedes, depuis la construction du batiment fin 19e siecle. Cela fait une foule. Cela fait un monde. Un pan d'histoire, expose aux ignorants. Une civilisation, revelee aux mecreants. Qui se deploie en une multitude de details culturels, melangeant l'erudition la plus sophistiquee a la sagesse, a l'experience de vie la plus populaire; en une ribambelle de petites histoires, qui se cotoient, s'attirent et se repoussent, se provoquent, se melangent pour finir former les cent et une nuits francaises, les cent et une nuits occidentales en fait. Le puzzle du 20e siecle occidental.

Perec met beaucoup d'humour dans ses histoires. Beaucoup d'ironie, tournee parfois envers son propre vecu (comme quand les locataires de l'immeuble se demandent comment prononcer le nom d'un nouveau venu, un certain Cinoc: Sinoque? Tsinoc? Kinotch? Sinotz? Et le lecteur pense immediatement a un certain Georges, fils d'Itzik Peretz, que les passages d'un pays a un autre ont rendu Perecque). Mais aussi beaucoup de tendresse, beaucoup d'empathie envers ses personnages. En douceur il arrive a rendre les desirs, les peurs, les amours, les lubies, les obsessions de ces personnages non seulement comprehensibles, mais meme familiers. Nous en avons deja rencontre des semblables chez nos voisins, chez nos amis. Avouons-le, chez nous-memes? Perec nous a perces. Et son bienveillant regard confere aux etres et a la trivialite des choses dont ils s'entourent une densite inesperee. Presque tous ses personnages deviennent denses au fil des pages, depuis Bartlebooth, le richissime anglais qui veut depenser son argent et son temps en l'action la plus gratuite imaginable, dediant sa vie a ne laisser aucune trace, jusqu'a Smautf, son fidele valet, son gardien, son protecteur, son ami le plus cache.

A.S.4 (Avis aux Sceptiques).
La plus belle femme ne pourra etre belle aux yeux de tous. Ah! Pardon! le plus bel homme ne pourra etre beau aux yeux de toutes (il y a des moments ou je ne suis pas tres concentre).
Ce livre n'est pas concu pour provoquer un consensus. Il y aura (et il y a eu) surement des lecteurs, meme des plus reguliers, qui ne l'aimeront pas. Mais a mon avis tous sont tenus de l'essayer. Bon, tenus, tenus, disons pries, pour rester tant soit peu humble. Les 25 premieres pages (et peut-etre les 10?) suffiront pour decider si on veut defenestrer cet objet imprime ou en faire son compagnon de vie. Toutes voies legitimes. Ceux qui continueront connaitront, avec ces "romans" (oui, oui, au pluriel, comme c'est imprime dans la couverture de mon vieil exemplaire de poche), un plaisir etrange, insolite, truculent. Puissant. Le fort des halles a la Sorbonne.
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Les listes ont quelque chose de rassurant. Elles nomment les choses, leur donnent vie et sans qu’il soit nécessaire de dire à quoi elles servent, elles peuvent suffire à décrire un monde ou à ouvrir des perspectives sur une multiplicité d’histoires, de vies.

On ne se lasse pas de parcourir celles dressées par un Georges Perec ironique et facétieux, celles qui nomment tous les objets d’un immeuble parisien. Les témoins de la vie de ses habitants racontant leurs histoires loufoques, tendres ou érudites qui nous font faire le tour du monde en prenant toutes les formes de la littérature romanesque.

Un roman vertigineux et magistral, une prouesse littéraire écrite selon les contraintes définies par l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), un groupe d’écrivains et de mathématiciens se définissant comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».
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Le Graal du romancier: écrire le roman somme, le roman tout, l'oeuvre ultime par laquelle le romancier devient l'égal de dieu. Dans son siècle rationaliste, Balzac voulait concurrencer l'état-civil et ratisser la France de Paris en provinces; il noircit des milliers de pages sans mettre un terme à son grand oeuvre et ce n'est pas par hasard si Perec plante son livre dans un immeuble haussmannien pour relever le défi: la comédie humaine réduite à un seul livre (600 pages police 8 quand même).
Un seul livre pour un instant T: celui de la mort de Bartlebooth pendant lequel les habitants des 31 appartements et chambres de bonnes sont saisis dans leurs occupations triviales, mais qui se déploie vers le passé pour nous narrer les souvenirs des résidents présents et passés, tout en charriant les mots des écrivains aimés (non, pas Balzac) insérés, mine de rien, au coeur du texte perecquien. Vies minuscules, mythes, tableaux, littérature: tout cela mêlé suffit-il pour créer le roman suprême?
On le sait, Perec est l'homme des contraintes. Et pas des moindres. Que peut faire un écrivain capable d'écrire 300 pages sans le moindre E qui puisse surpasser cet exploit retentissant? « La Vie mode d'emploi » est un truc pété de règles, plus délirantes les unes que les autres. On sait généralement que le déplacement dans l'immeuble suit un ordre déterminé par le cavalier aux échecs, et que Perec a découpé son immeuble en 100 cases explorées l'une après l'autre sans jamais s'arrêter 2 fois au même endroit. Je ne vais pas lister toutes les autres contraintes auxquelles il s'est astreint (il existe d'ailleurs un cahier des charges de « La Vie mode d'emploi » publié au CNRS qui reprend toutes les fiches préparatoires à l'oeuvre qui fut terminée en un peu moins de 10 ans). Parce que l'essentiel c'est quand même: à quoi bon?
Ce qui fait que « La Disparition » est beaucoup plus qu'une pochade (qui serait déjà géniale par elle-même), c'est que le « E » manquant renvoie aux « eux » des parents disparus sans guère laisser de traces dans le ciel d'Auschwitz. Alors, que nous disent les mille et un détours empruntés par « La Vie mode d'emploi »?
Ces détours sont d'abord un moyen de compresser le monde en un volume. J'y ai trouvé ma ville de naissance (dans le genre cambrousse, pourtant…), celle où ma meilleure amie a eu son premier travail (là encore, trou du cul du monde): et je suis presque sûre que ça marche pour n'importe qui. Que nous sommes tous reliés à ce livre, que Perec nous a insérés dans sa trame comme Jan van Eyck a peint le spectateur de son tableau dans « Les Epoux Arnolfini ». Et nous y sommes d'autant plus que « La Vie mode d'emploi » est un immense terrain de jeu. On y trouve des énigmes en toutes lettres (« Faire du vieux avec du neuf », définition sublime de « nonagénaire »), et d'autres qui surgissent inattendues, les échos d'une page à l'autre (comme ce Romeo Daddi évoqué p. 247 qui oblige à rétropédaler p. 37), les descriptions de tableaux dont on cherche le titre, mais surtout ces trouvailles poétiques si bien cachées que quand par miracle on en trouve une on est saisi de bonheur: pourquoi 99 chapitres seulement quand l'immeuble a été découpé en 100 carrés ? On finit par trouver qu'une cave située à l'extrême-gauche n'a pas été visitée et on se souvient d'une fillette qui a croqué un coin de son biscuit Lu…
Mais le meilleur moyen de tout dire en 600 pages est de créer des effets de miroir à l'infini (comme une vache hilare à boucles d'oreilles représentant une vache hilare à boucles d'oreilles). Au centre de l'immeuble que le peintre Valène tente de restituer, le riche Barnabooth se contraint à reconstituer des puzzles dont les pièces renvoient aux pièces de l'immeuble et se laisse piéger par celui qui a imaginé les découpes les plus perverses pour l'orienter vers des solutions trop évidentes pour être honnêtes, comme le lecteur croit résoudre les énigmes que Perec s'est lui-même créées.
Car le livre ne parle peut-être que de son auteur qui dans chaque appartement a mis sa vie à lui avec de micro événements arrivés pendant l'écriture. Tous ses livres aussi sont rassemblés dans ce dernier roman comme l'attestent un Gaspar Winckler échappé de « W ou le souvenir d'enfance » et « Les Choses » entassées décrites à l'infini.
Roman de l'écrivain, roman du lecteur, roman du roman qui raconte sa propre construction et se reflète lui-même... Ce livre est d'autant plus un concentré d'univers que le « jeu » gagne, jeu de puzzle, jeu d'échec, jeu de mots, jeu aussi dans le mécanisme qui ne s'emboîte pas comme il le devrait: la dernière pièce du puzzle ne s'insère pas, et c'est bien une oeuvre totale qui peut se permettre de n'avoir rien oublié, pas même l'échec où nous a conduit le cavalier qui zigzague sur le damier bicolore.
(Bon. Il va falloir que je le relise encore une fois.)
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On voit certains commentaires annoncer un livre foisonnant qu'on peut lire en entier (ou pas), dans le désordre (ou dans l'ordre)… C'est bien là mon problème avec ce genre de livre : j'ai besoin que l'auteur m'embarque dans son texte, qu'il le structure ; qu'il m'empoigne et conduise plus ou moins fermement vers le mot FIN…

Alors là, c'est raté… Et puis ces descriptions du quotidien… à la longue (pas si longue que ça, d'ailleurs), je m'ennuie ; et je stoppe, conscient qu'il y a encore tant de choses à lire qui me procureront surprises et bonheur, sans être obligé à un effort surhumain de lecture que je ne suis jamais bien prêt à fournir.

Certains architectes (j'en connais au moins un personnellement) disent que la ville de Royan est une ville d'architecte et qu'elle ne peut être « lue » que par un architecte. C'est peut être vrai, mais voilà bien une ville que je trouve laide…

Finalement je me demande si dans le même ordre d'idée, « La vie mode d'emploi » n'est pas un livre de prof de Français, uniquement lisible par des prof de Français… A moins que nous ne soyons là dans une expression de l'art conceptuel en littérature ; art conceptuel qui ne me touche généralement pas.

Désolé de ne pas participer concert de louanges... Pas pu finir !

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Avec ce livre, on étudie dans le détail tout une foule de personnages qui habitent le même immeuble. C'est un travail délicat, précis, rempli de petites histoires, de petites nouvelles, décrivant des vies, tristes, jolies, mélancoliques souvent.

A certains passages, on croirait flancher de tristesse et à d'autres on rit beaucoup ou l'on ressent de la légèreté. le personnage de Marguerite, la miniaturiste, m'a semblé très emblématique du travail d'écriture de l'auteur.

Au coeur du roman, Bartlebooth part aux quatre coins du monde, pour peindre vingt marines, afin de pouvoir créer vingt puzzles.
Autour de lui, des tas de personnages issus de milieux différents, vivant dans des endroits grands ou petits. Les petits métiers sont célébrés, et on sent que toute cette ambiance est très parisienne. Toute la société est représentée, dans toutes ses couleurs et elle nous montre très souvent le spectacle de bien des désillusions ou des solitudes.

Un livre plein de poésie et de charme, à lire, et surtout aussi, à relire au fil du temps, pour redécouvrir les passages mal lus.
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Citations et extraits (52) Voir plus Ajouter une citation
C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il va être huit heures du soir. Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d’un W.

FIN DE LA SIXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE
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Il serait lui-même dans le tableau, à la manière de ces peintres de la Renaissance qui se réservaient toujours une place minuscule au milieu de la foule des vassaux, des soldats, des évêques ou des marchands ; non pas une place centrale, non pas une place privilégiée et significative à une intersection choisie, le long d’un axe particulier, selon telle ou telle perspective éclairante, dans le prolongement de tel regard lourd de sens à partir duquel toute une réinterprétation du tableau pourrait se construire, mais une place apparemment inoffensive, comme si cela avait été fait comme ça, en passant, un peu par hasard, parce que l’idée en serait venue sans savoir pourquoi, comme si l’on ne désirait pas trop que cela se remarque, comme si ce ne devait être qu’une signature pour initiés, quelque chose comme une marque dont le commanditaire du tableau aurait tout juste toléré que le peintre signât son œuvre, quelque chose qui ne devrait être connu que de quelques-uns et aussitôt oublié : à peine le peintre mort, cela deviendrait une anecdote qui se transmettrait de génération en génération, d’ateliers en ateliers, une légende à laquelle personne ne croirait plus, jusqu’à ce que, un jour, on en redécouvre la preuve, grâce à des recoupements de fortune, ou en comparant le tableau avec des esquisses préparatoires retrouvées dans les greniers d’un musée, ou même d’une manière tout à fait fortuite, comme lorsque, lisant un livre, on tombe sur des phrases que l’on a déjà lues ailleurs : et peut-être alors se rendrait-on compte de ce qu’il y avait toujours eu d’un peu particulier dans ce petit personnage, pas seulement un soin plus grand apporté aux détails du visage, mais une plus grande neutralité, ou une certaine manière de pencher imperceptiblement la tête, quelque chose qui ressemblerait à de la compréhension, à une certaine douceur, à une joie peut-être teintée de nostalgie.

Il serait lui-même dans son tableau, dans sa chambre, presque tout en haut à droite, comme une petite araignée attentive tissant sa toile scintillante, debout, à côté de son tableau, sa palette à la main, avec sa longue blouse grise toute tachée de peinture et son écharpe violette.

Il serait debout à côté de son tableau presque achevé, et il serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette minuscule d’un peintre en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa palette à la main, en train de peindre la figurine infime d’un peintre en train de peindre, encore une fois une de ces images en abyme qu’il aurait voulu continuer à l’infini comme si le pouvoir de ses yeux et de sa main ne connaissait plus de limites.
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Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince, tout entier contenu dans un maigre enseignement de la Gestalttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d’un acte perceptif, d’un apprentissage, d’un système physiologique ou, dans le cas qui nous occupe, d’un puzzle de bois — n’est pas une somme d’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais un ensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce d’un puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces et, en ce sens, il y a quelque chose de commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens : considérée isolément, une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d’essais et d’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle — énigme — désigne si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et d’attente.

Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la plupart des cas — pour tous les puzzles en carton en particulier — les puzzles sont fabriqués à la machine et leur découpage n’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d’une façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces puzzles, pas seulement parce qu’ils sont en carton au lieu d’être en bois, ni parce qu’un modèle est reproduit sur la boîte d’emballage, mais parce que ce mode de découpage supprime la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence, contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photographie en couleurs d’un château autrichien) ou difficile (un Jackson Pollock, un Pissarro ou — paradoxe misérable — un puzzle blanc) : ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc.
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Très vite, dès lors, la décision de Beyssandre fut prise : ce serait ces œuvres mêmes que leur auteur souhaitait faire absolument disparaître qui constitueraient le joyau le plus précieux de la collection la plus rare du monde.

CHAPITRE LXXXVII
Bartlebooth, 4
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Pendant presque cinq ans, Appenzzell s’obstina à les poursuivre. À peine avait-il réussi à retrouver leurs traces qu’ils s’enfuyaient à nouveau, s’enfonçant dans des régions de plus en plus inhabitables pour reconstruire des villages de plus en plus précaires. Pendant longtemps Appenzzell s’interrogea sur la fonction de ces comportements migratoires. Les Kubus n’étaient pas nomades et ne pratiquant pas de cultures sur brûlis, ils n’avaient aucune raison de se déplacer si souvent ; ce n’était pas davantage pour des questions de chasse ou de cueillette. S’agissait-il d’un rite religieux, d’une épreuve d’initiation, d’un comportement magique lié à la naissance ou à la mort ? Rien ne permettait d’affirmer quoi que ce soit de ce genre ; les rites kubus, s’ils existaient, étaient d’une discrétion impénétrable et rien, apparemment, ne reliait entre eux ces départs qui, à chaque fois, semblaient pour Appenzzell tout à fait imprévisibles.

La vérité cependant, l’évidente et cruelle vérité, se fit enfin jour. Elle se trouve admirablement résumée dans la fin de la lettre qu’Appenzzell envoya de Rangoon à sa mère environ cinq mois après son départ :

« Quelque irritants que soient les déboires auxquels s’expose celui qui se voue corps et âme à la profession d’ethnographe afin de prendre par ce moyen une vue concrète de la nature profonde de l’Homme — soit, en d’autres termes, une vue du minimum social qui définit la condition humaine à travers ce que les cultures diverses peuvent présenter d’hétéroclite — et bien qu’il ne puisse aspirer à rien de plus que mettre au jour des vérités relatives (l’atteinte d’une vérité dernière étant un espoir illusoire), la pire des difficultés que j’ai dû affronter n’était pas du tout de cet ordre : j’avais voulu aller jusqu’à l’extrême pointe de la sauvagerie ; n’étais-je pas comblé, chez ces gracieux Indigènes que nul n’avait vus avant moi, que personne, peut-être, ne verrait plus après ? Au terme d’une exaltante recherche, je tenais mes sauvages, et je ne demandais qu’à être l’un d’eux, à partager leurs jours, leurs peines, leurs rites ! Hélas, eux ne voulaient pas de moi, eux n’étaient pas prêts du tout à m’enseigner leurs coutumes et leurs croyances ! Ils n’avaient que faire des présents que je déposais à côté d’eux, que faire de l’aide que je croyais pouvoir leur apporter ! C’était à cause de moi qu’ils abandonnaient leurs villages et c’était seulement pour me décourager moi, pour me persuader qu’il était inutile que je m’acharne, qu’ils choisissaient des terrains chaque fois plus hostiles, s’imposant des conditions de vie de plus en plus terribles pour bien me montrer qu’ils préféraient affronter les tigres et les volcans, les marécages, les brouillards suffocants, les éléphants, les araignées mortelles, plutôt que les hommes ! Je crois connaître assez la souffrance physique. Mais c’est le pire de tout, de sentir son âme mourir… »
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