29 septembre 1944. - Durant quatre ans, le matin, dans le métro par exemple, au lieu de voir les voyageurs déplier leur journal, on pouvait les surprendre dans la lecture de Platon, de Montaigne et d'Autant en emporte le vent. Au début de 1941, on apercevait encore quelquefois des naïfs plongés dans une grammaire d'allemand, mais cette race disparut bientôt. On s'est félicité de ce retour du public à la lecture, les éditeurs notamment, qui écoulaient facilement toute production, même misérable.
Que restera-t-il de cette inclination lorsque presse, cinéma, radio, auront repris leur plein développement dans un pays - la France - où, les sommes dépensées pour les bibliothèques publiques pour l'achat de livres représentaient 0 fr. 50 par an et par habitant, alors que dans bien d'autres pays cette moyenne dépassait 25 francs. Il est vrai que le livre français était particulièrement bon marché [il le demeure] mais, chose curieuse, ce bon marché n'en augmentait pas la diffusion. Combien de gens ne se payaient, dans toute l'année, que le Goncourt et, à la rigueur, le Femina.
On songera donc à une politique du livre, à une défense du livre. Ce sera bien: mais il est à prévoir qu'on le fera [on ne l'a même pas fait] pour de mauvaises raisons et avec de mauvaises méthodes. On servira une mauvaise cause si l'on croit à sa supériorité essentielle et si l'on repousse toute alliance avec d'autres moyens d'expression fournis par la technique moderne (cinéma, radio, [télévision]). Il ne faut pas s'imaginer que rien n'existe de valable en dehors des bouquins.
In Lectures pour un Front.
les [crochets] sont de Queneau.
Je parlais tout à l'heure de la mort du subjonctif et des coups mortels que lui porta le général Vermot. C'est qu'un agrégat comme : L'eusses-tu-cru? est senti comme un phonème unique. D'où source d'innombrables plaisanteries et de calembours depuis le puéril Tonthétatilotétatoux jusqu'à Jérimadeth (j'ai rime à deth) de Victor Hugo dans Booz endormi.
(...), le scepticisme de Flaubert va loin. Demorest relève la note suivante: "Causes excellentes défendues par de mauvaises raisons. Des prémisses peuvent être défectueuses et les conclusions (dans la pratique) merveilleuses." Et dans "Bouvard et Pécuchet", il est une fois question d'un "moyen pernicieux, mais qui avait réussi", un peu comme les astronomes se sont servis pendant longtemps de séries divergentes, sans se douter qu'elles fussent telles (et ont continué à s'en servir, après les travaux de Poincaré qui a démontré la dite divergence, y étant encouragés, nous dit Borel "par l'exactitude des résultats obtenus, en tous points conformes aux observations"). Il y a dans "Bouvard et Pécuchet" l'annonce d'un pragmatisme - et la fameuse "bêtise" des deux bonshommes n'a d'autre origine que leur désir d'absolu qu'ils croient pouvoir satisfaire grâce aux manuels et aux études superficielles; ils ne deviennent sages (et ne s'identifient complètement à leur créateur) que lorsqu'ils compilent leur "Album" et leur "Dictionnaire" et cessent de vouloir conclure.
"On peut prévoir qu'il en sera [du] français littéraire comme du latin; il se conservera à l'état de langue morte, avec ses règles et son vocabulaire fixés une fois pour toutes. La langue vivante se développera indépendamment de lui, comme ont fait les langues romanes. Tout au plus servira-t-il de réservoir pour alimenter le vocabulaire du parler vivant... Il y aura un français littéraire qui s'opposera au français vulgaire... Si l'on réalisait chez nous une réforme complète de l'orthographe, la différence de ces deux français éclaterait à tous les yeux."
[pp. 15-16 dans "Écrit en 1937", Queneau citant Vendryes, Le langage, pp. 325-328]
La littérature (profane - c'est à dire la vraie) commence avec Homère (déjà un grand sceptique) et toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satiricon, la Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l'on reconnaît d'ailleurs l'influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des odyssées, c'est à dire' des récits de temps pleins. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu: devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes.
Lors de l'émission de LA GRANDE LIBRAIRIE du 1er mai 2024, Gersende, libraire à l'Esperluète de Chartres, nous parle de son livre "hors norme" : SOUVIENS-TOI DES MONSTRES de Jean-Luc A. d'Asciano.
"Lire ce roman, c'est faire l'expérience d'un grand texte de littérature. D'Asciano nous emmène dans une Italie fantastique où l'on va suivre la vie de Raphaël et Gabriel. Ce sont deux frères siamois, monstrueux, avec un don magique, celui de tordre la réalité par leur chant. On y trouve du Queneau, du Rabelais, du Dante, du Stevenson, Pirates des Caraïbes. Et puis une touche de Monty Python. C'est un des textes qui m'a le plus marquée, le plus emportée et il est resté gravé au fond de mon coeur."
Merci Gersende !
Pour la petite histoire, ce roman est peut-être le seul à avoir été mentionné deux fois dans la Grande librairie, dans la partie "A livre ouvert", où des libraires parlent des textes qui les ont marqués. Il avait déjà eu cet honneur en 2018, lors de sa publication : Delphine, de la librairie AB de Lunel l'avait encensé !
Mais quoi de plus normal pour ce classique instantané, que lectrices et lecteurs se transmettent comme un secret gourmand ? Pour la petite histoire, le roman est sans doute le roman le plus lu du catalogue des forges de Vulcain car, superbement traduit en espagnol, il a connu le succès dans de nombreux pays.
Et vous, l'avez-vous lu ? Vous laisserez-vous tenter par ce texte "hors norme" ?
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