« Lequel des deux parla le premier ? On ne sait plus. » Une clairière dans la forêt de Fontainebleau, deux types qui s'observent, et puis, regards croisés, paroles noués, la rencontre naît entre deux passionnés, deux hommes qui devaient, chacun à sa manière, laisser leur trace dans l'histoire. D'un côté, le peintre Auguste Renoir, encore à ses débuts, en train de ranger son chevalet avant de rentrer à l'auberge, de l'autre Raoul Rigault, jeune journaliste blanquiste, opposant enragé au régime, recherché par la police de
Napoléon III, et qui, dans sa cavale, cherche refuge dans ce bois. Chemin faisant sur le Chemin des merles, Renoir lui propose la cachette de l'auberge de Marlotte. Il l'y introduit, lui présentant Nana – c'est le temps, aussi de
Zola… - la tenancière, et Toto, le caniche blanc, gentil personnage (pas toujours secondaire) de quelques-uns de ses tableaux, auquel il attribue à l'occasion les yeux de son père et dont il juge la toison blanche plus facile à peindre que la neige… En une soirée, Raoul est apprivoisé par le peintre et son monde. le lendemain, Renoir lui prête une blouse, le transformant en son assistant, et les voilà inaugurant une bonne semaine de compagnonnage complice au milieu de la nature, l'un initiant l'autre au secret des couleurs, quand celui-ci, même quand il observe le manque d'intérêt du peintre pour la chose politique, essaye de le convaincre de la nécessité d'une révolution à venir.
Mais Renoir doit regagner
Paris, et les deux amis s'y séparent, se perdant de vue pour de longs mois, jusqu'au 22 mars 1871, aux meilleures heures de la Commune naissante. Ce jour-là, sur la terrasse des Feuillants, du côté de l'orangerie, « Auguste était en train de peindre sans se soucier de l'histoire de la peinture ni de l'histoire tout court ». Aux yeux d'une cantinière de passage, le voici cependant suspect, accusé de cacher sous cette innocente activité une oeuvre d'espionnage, la représentation du
Paris de la Commune pour servir les troupes des Versaillais. Et il est derechef conduit, sous bonne escorte, à la préfecture de Police, rue de Jérusalem, découvrant bientôtr avec stupeur et joie, que le nouveau chef de la police n'est autre que Raoul Rigault ! Celui-ci s'empresse de le libérer…
On ne sait dans ce court roman, et l'amitié qu'il évoque entre Renoir et Rigault, quelle est la part de vérité historique et celle de l'imagination. Mais on se laisse emporter par le souffle des phrases, l'élan d'un texte qui, par moments, un peu comme Éric Vuillard réussissait à le faire dans son 14 juillet, semble mimer le mouvement joyeux d'une troupe révolutionnaire. On est rapidement séduit par le style de
Bernard Chambaz, cette manière de redonner à la langue le lustre de celle de l'époque évoquée – avec l'accent de Vallès plutôt qu'avec celui de
Zola, et plein, ô délices rares, de subjonctifs imparfaits! -, son goût du petit détail, son talent pour élire les images fleuries (et ça, ça va bien avec Renoir, bien sûr !), son art parfois de la gouaille joyeuse et des gavrocheries. Et on retrouve ici avec plaisir tout son gai savoir des arts, de la peinture, en particulier, ici autour de l'oeuvre de Renoir, comme on avait déjà pu l'observer dans des essais consacrés à Degas ou Rembrandt. Enfin, on apprécie l'humanité de son regard, la force de ses engagements, dont il laisse, ici, Raoul Rigault se faire l'écho lors du premier dîner à l'auberge : « Après la soupe de perroquet, le lapin sauté aux carottes vous changeait de la routine des haricots et des lentilles qu'il troquait contre une toile chez l'épicier de la rue des Beaux-Arts. La conversation glissait, allègre et décousue. Pas un convive n'avait plus de trente ans. la vente aux enchères d'un portrait de Vidocq fit débat: était-il de la main de Géricault ? Fallait-il croire, ou pas, le commissaire-priseur ? Est-ce le nom de Vidocq ou le prix du portrait, Raoul n'y tint plus. D'une voix soudain plus forte, il rapporta un fait-divers dont seules les feuilles rouges, qui dénonçaient la misère et annonçaient la révolution, s'étaient fait l'écho. Une vieille femme était morte de faim sur un grabat, dans une pièce au plancher vermoulu, pas de table, pas même une chaise, deux nippes élimées pendues à la poignée de la porte. Pour les besoins de la cause, il n'hésita pas à ajouter en contrepoint que le même jour, aux Tuileries, l'impératrice portait une coiffure grecque en diamants et une robe de damas arménien cerise recouvrant un jupon de velours vert. Auguste garda pour lui que Raoul paraissait obsédé par les mortes et qu'il semblait s'y connaître en robes. » On lui sait gré, d'ailleurs, de ne pas suivre Rigault jusqu'au bout dans son radicalisme révolutionnaire et son choix de la Terreur – lui qui prétendait avoir inventé une guillotine à batterie électrique…- comme phase ultime de la Commune, à l'instar d'un Renoir qui voudrait bien à un moment donné empêcher son ami de céder à « l'espèce de dérive qu'il ressentait, (à) le mettre en garde contre ses mauvais démons »… Alors, oui,
Bernard Chambaz, merci pour ce très beau texte quand il explore en parallèle le meilleur de l'homme dans la création artistique et la réflexion politique, merci de redonner vie à la beauté des tableaux de Renoir comme à la splendide utopie en actes de la Commune ! Allez, attablez-vous maintenant à la table de
Bernard Chambaz, à son banquet de mots ! Et vous reprendrez bien une louche de soupe de perroquet ?