Chardonne est l'écrivain le plus sous-estimé de la littérature française. Tant mieux : il est choyé par le petit cercle des « Happy Few » qu'évoquait en son temps
Stendhal et pour lesquels celui-ci écrivait.
Du point de vue de la technique littéraire, ce roman constitue une innovation dans la littérature. Cela fait penser à
Proust alors que cet ouvrage propose tout l'inverse. le roman (surtout la première partie) se présente comme une série de scénettes, miniatures, tableaux purement visuels décrits minutieusement grâce à un éclairage fin, délicat, nuancé, et en même temps réaliste, objectif, presque clinique. Cette littérature à la fois désinvolte, délicate et précise fait penser à un script de cinéma. Les scénettes s'enchaînent, mais sans relation nécessaire de causalité. On ne sait si elles conduisent quelque part, si elles ont l'intention d'aboutir à quelque chose. le lecteur, ne pouvant se projeter, se focalise sur la scène présente, observant ce que l'auteur (qui reste en arrière-plan) lui donne à voir. Les situations sont à peine contextualisées, le lecteur devant se représenter où il se trouve, à quel moment la scène se passe. Rien n'est guidé, tout est ténu et comme en suspend, en apesanteur. Tout est à la fois montré et suggéré, exposé et induit. Tout est vu, rien n'est affirmé, ce qui exige du lecteur une participation de tous les instants, une grande capacité d'attention et d'implication. En contrepartie, l'auteur reste dans l'ombre, effacé, à la fois présent et absent, suggérant la psychologie des personnages mais sans la commenter, laissant le lecteur en juger, se contentant de transmettre ce qu'il voit, puis de se dérober, comme s'il filait par une porte de secours que personne n'avait remarquée. Chardonne se contente de voir : à nous d'observer. À la limite, c'est le lecteur ici qui se fait son roman. La seconde partie, plus conventionnelle, fait davantage sentir une trame dramatique sous-jacente, mais tout se résorbe à la fin dans une conclusion qui, se dérobant à toute prise, se dénoue tout naturellement, sans incident. C'est du grand art, fin et élevé, d'inspiration spirituelle, reposant sur un sens très rare de l'acuité et du détachement combinés. Écrire ce type de roman à trente-sept ans, c'est bluffant.