Faire oeuvre d'une réception
Portraits de spectateurs de théâtre
(spectacles, textes, films, images)
XVI°-XXI° siècle
Champ théâtral/
Max Milo et l'EntrƎtemps
volume dirigé par Delphine Abrecht Lise Michel Colin Piot
2019 188p
le livre est beau, d'une couleur bleue, un bleu clair et un bleu obscur, comme pour faire voir les dessus - ce qui était réservé- et les dessous -ce qu'on s'est approprié- du spectacle, avec trois photos qui montrent des spectateurs-trices, une caricature de Daumier (XIX°) un dessin de Boilly (XIX°) et la photo d'un performeur avec public et miroir (1977).
Ce sont des études de spectateurs, faites par des universitaires, qui n'échappent pas toujours au jargon, et qui sont très spécialisées.
Ce livre, proposé lors d' une opération Masse Critique, ne trouvait pas preneur. Je me suis inscrite, parce que je vais assez souvent au théâtre. Je n'attendais pas quelque chose de précis de ce recueil, mais j'attendais quand même autre chose que ce que j'y ai trouvé, et qui m'a peu intéressée. Je remercie néanmoins les éditions Milo et l'entrƎtemps de me l'avoir adressé.
Ce sont les actes du colloque d'avril 2016 qui portait sur l'expérience du spectateur de théâtre, laquelle n'a jamais cessé d'informer les arts.
Je présenterai mon compte rendu selon un ordre chronologique.
Les gazettes de spectateurs, qui commencent à fleurir fin XVI-début XVII°, montrent non pas ce qu'est une oeuvre d'art mais ce qu'elle produit sur la société, sur tout type social de spectateurs. Alors le parti pris est égalitaire et démocratique. Selon la pensée augustinienne, le spectateur utilise l'art ou il y prend plaisir. On pourrait changer le « ou » en « et ». le spectateur payant pratique le théâtre comme un loisir, et il exprime devant la pièce une réaction singulière selon son tempérament et son vécu, et complexe, faite de réflexion, de connaissance, de sentiment. le public féminin, de par son goût, influence la production langagière, tisse des liens entre mariage et théâtre, brouille les frontières entre le fictif et le réel.
Des pièces, ou des Querelles théâtrales (la Critique d'Andromaque) ont pour objet la littérature, mettent en scène des spectateurs qui s'adressent aux auteurs et leur demandent de le divertir, soulignent leurs faiblesses, parfois prétendues, quand l'auteur sait ce qui importe, à savoir l'intrigue et les personnages, contrôlent le sens.
Avec la diversité des publics de théâtre, des rapports s'établissent entre la scène et la salle, entre le dramaturge et le public. le théâtre a véritablement un pouvoir économique, social, et d'action sur le réel.
Avec le XVIII° et ses Lumières, c'est la figure du spectateur étranger qui sert à imaginer une posture intellectuelle faite d'ignorance et d'étonnement ; celle-ci devient la métaphore de la libération des préjugés, voire l'allégorie d'une pensée du monde.
Les écrits sur le théâtre veulent s'ouvrir au plus grand nombre. On s'intéresse au point de vue de l'amateur. Une nouvelle culture du théâtre naît. Eh oui, le public populaire a du goût et de la curiosité pour le théâtre, à la fois ce qu'on appelle le théâtre du monde, celui des petites loges, et le théâtre proprement dit. Ses réactions et ses bons mots sont à l'origine d'anecdotes, donnent l'ambiance, sont des critiques de l'art du théâtre, jugeant les qualités de la pièce et des acteurs. Une figure idéale du spectateur se dessine : il est non seulement un homme à talents, mais aussi un arbitre esthétique légitime. le parterre se trouve une identité collective. le public français se distingue par son caractère badin et son esprit léger.
Avec le mélodrame au XIX° qui extravague le jeu et la mise en scène pour enfler l'émotion, la figure du spectateur commente l'actualité politique et sociale de son temps, sous et par le regard amusé du satiriste qu'est Boilly. C'est l'époque où des gens s'opposent au gouvernement, les libéraux font face aux ultras, Lavater et Gall prônent la physiognomonie, le type littéraire et social du brigand fait florès. Boilly se situe entre Greuze et Courbet, et annonce Daumier.
Puis arrive Wagner avec sa nouvelle conception d'un théâtre idéal, qui soit non dans le présent mais dans un ailleurs, qui soit inactuel, au sens nietzchéen du terme, dans un contre-courant salutaire,. Wagner recherche un public idéal, qui se comprenne, donne un sens à son activité, et fusionne avec son essence. Ce public, manifestant un intérêt intelligent pour le drame et la musique, assimilé au public athénien du V° av.J-C, viendra dans un lieu éloigné, à Bayreuth (à genoux comme un pèlerin) pour quelques jours se sortant de ses préoccupations quotidiennes. Il sera placé dans le noir. Il n'est pas là pour être vu. Sa raison non plus n'est pas convoquée, il comprendra par l'émoi des sens. Il viendra pour être changé. Il aura une révélation par laquelle il apprendra sur lui-même et les hommes en général.
Nietzche y croyait. Hélas ! le théâtre idéal s'effondre au contact du public réel. Cependant il est plusieurs publics, le snob forcément, et celui qui, comme Barrès, sera exténué de sublime, mais aussi celui qui aura l'illumination, comme le personnage du narrateur dans le Temps retrouvé, qui recevra l'appel de l'écriture, ou celle, anonyme, à qui sera révélé le vrai éternel. C'est là que se voient les liens entre art et religion. Mais hélas il y aura le public sectaire qui écoutera les idées nazies.
Au XX°, tout s'intellectualise et devient expérience.
Au début du siècle, on veut jouer Hamlet avec le point de vue de Hamlet. Comment faire entrer au théâtre la focalisation interne ? Comment faire pour que le spectateur hésite à décider de ce qui est vraiment ? Y a-t-il véritablement un spectre ? C'est comme s'il était introduit dans le fantastique. le monodrame, où tout serait vu par les yeux de Hamlet, est une solution, mais il en existe d'autres. En tout cas, le spectateur a un travail à faire.
Dans le film L'Esquive, plus apprécié par la presse que par le public, on montre la cité comprise comme un grand ensemble, une ville, une société. Les jeunes de la cité jouent en costume une pièce du XVIII° ; ils ont donc ainsi une pensée de l'ailleurs. Ils s'approprient également deux langages poétiques, celui de la pièce, et celui des jeunes qu'ils sont. Ils éprouvent aussi que le langage est un moyen dissimulé d'exprimer des sentiments. Mais ils ne bénéficient pas d'un regard extérieur, les spectateurs sont leurs parents et leurs amis.
On continue avec deux performances. L'une avec public et répétition d'une description, l'autre avec public et miroir. Ces deux performances montrent qu'un pur présent est impossible, puisqu'il y a des décalages, des retards, le public se voit dans le miroir avant que le performeur ne le décrive. S'installe une confusion entre objectif et subjectif, ce que renvoie le miroir, ce qui est décrit,ment le public se voit dans la description qui est faite de lui, ce que lui renvoie le public quand le performeur se décrit. On constate que le public est hétérogène, instable et en devenir (comme le présent d'ailleurs) à la différence du public unitaire pris comme symbole.
Vers la fin du siècle et le début du XXI°, le spectateur cesse d'être lecteur et interprète pour devenir joueur et créateur, soit artiste qui, par définition, exprime sa vision du monde de manière originale et singulière, répondant donc à une vocation et n'exerçant plus une profession, et se plaçant du côté de l'innovation en se coupant de la tradition.
Que ressent le spectateur devant le théâtre expérientiel (comme le mot grince!) ? Un spectateur, un point de vue, chaque spectateur est différent selon ce qu'il est, la manière dont il s'est construit. Des spectateurs viennent sur scène dire ce qu'ils ont ressenti. Comment un critique expert peut-il rendre compte d'une telle représentation ? Il finit par exprimer une subjectivité. le théâtre étant si dense, il est difficile de faire une synthèse. Ou le théâtre ne paraît-il si dense que parce qu'il est difficile à synthétiser ? Il faut changer le mode de positionnement.
le livre étant composé d'une série d'articles, il n'y a pas de synthèse qui ait été faite. Chaque lecteur a droit à une analyse plus ou moins fouillée d'une situation précise et circonscrite.