La narratrice voue une adoration sans limites à son père. Un père qui ne se soucie pas le moins du monde du qu'en-dira-t-on et qui élève sa fille hors conventions. Aussi, lorsqu'il s'éloigne d'elle, qu'il la déçoit, qu'il trompe sa femme, se sent-elle complètement déstabilisée. Et elle trouve alors refuge auprès d'un collègue plus âgé qui l'écoute, qui la console, qui plaisante, qui se dit épris d'elle et qui l'agresse sexuellement. Elle l'épousera néanmoins en s'auto-illusionnant sur les sentiments qu'elle éprouve à son égard. Elle a seize ans. Et c'est le début d'un véritable calvaire. Dans sa nouvelle vie elle se sent décalée, en porte-à-faux avec son entourage. le mari, inculte, fuyant, se révèle violent. Elle s'étiole dans une routine sans relief. Elle déprime et cultive, comme l'a fait sa mère avant elle, des aspirations suicidaires.
C'est la naissance de son fils qui va redonner un sens à sa vie. Elle forme à nouveau des projets : l'élever, du mieux possible, et se réaliser, elle, sur un plan artistique. Et l'amour ? Elle croit à tort l'avoir enfin trouvé dans un individu aussi abject et vulgaire que son mari. Et elle se retrouve alors placée par ce dernier sous haute surveillance, cloîtrée. Un mal pour un bien. Parce qu'au coeur de cette solitude imposée elle va lire, écrire, se découvrir, se vouloir libre et, au-delà d'elle-même, replacer ses problèmes personnels dans un cadre beaucoup plus général. C'est alors la découverte du socialisme et du féminisme naissant. Un article publié et la voilà le pied à l'étrier. Elle collabore à différentes revues, se lance dans une activité intellectuelle intense avec comptes rendus de lecture et traductions. Au fil du temps, de prises de conscience successives, de rencontres aussi, il lui apparaît évident que, pour donner le meilleur d'elle-même et conserver sa dignité, elle n'a pas d'autre solution que de quitter un mari qui continue à la battre et à la brider dans ses aspirations les plus profondes. Seulement il y a l'enfant. L'amour de sa vie. Et la loi italienne, au tout début du XXe siècle, laisse, en cas de séparation, l'enfant au père. Alors ? Partir ? Et le laisser orphelin de mère ? Rester ? Et lui donner l'exemple de la lâcheté ? Ce sera un conflit intérieur déchirant, mais elle partira. Elle finira par partir. « Si une bonne fois la chaîne fatale venait à se briser et qu'une mère refuse d'étouffer en elle la femme, afin qu'un fils apprenne par son exemple ce qu'est la dignité. »
Ce texte est étonnamment moderne. À la fois par la volonté affichée de la narratrice de donner le meilleur d'elle-même, de ne pas se soumettre, de mettre ses actes en conformité avec ses idées, mais aussi par la perspicacité de ses analyses. C'est ainsi qu'elle constate que, dans l'immense majorité des cas, les poètes chantent les femmes qu'ils n'ont pas pu posséder alors qu'ils ne font seulement pas allusion à celle qui partage leur vie et qui leur a donné des enfants. C'est ainsi aussi que, s'agissant du féminisme, elle met en garde contre les tentatives de récupération. « Il appartient à la femme seule de revendiquer son existence. Elle seule peut révéler la véritable essence de son psychisme. »
Le récit, peut-être parce qu'il était a priori destiné à son fils, est fait sur le ton de la confidence. C'est en sa compagnie, de façon quasiment intime, qu'on assiste à la prise de conscience de la narratrice, qu'on suit, au plus près, les méandres de ses réflexions, qu'on partage ses doutes, ses émotions, ses enthousiasmes et ses déceptions.
Babelio que je remercie de m'avoir « élu » pour cette masse critique de juin place «
Une femme » dans la rubrique non-fiction tandis que les Éditions des femmes, que je remercie également pour m'avoir adressé cet ouvrage, le présentent comme une autobiographie romancée. Qu'en est-il au juste ? Au terme de ma lecture, j'ai vraiment le sentiment de m'être trouvé devant une autobiographie « pure ». Et l'adéquation très étroite qu'il y a entre le texte et « la vie réelle » de
Sibilla Aleramo me semble aller dans ce sens. Peut-être, pour des raisons qui lui sont propres,
Sibilla Aleramo a-t-elle tenu à entretenir l'ambiguïté. Il me semble en voir la « preuve » dans le fait que l'héroïne ne soit jamais nommée. Lui donner son nom à elle, c'était basculer du côté de l'autobiographie. Lui en donner un autre, c'était basculer du côté du roman. Mieux valait dès lors, pour rester dans l'équivoque, ne lui en donner aucun.