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EAN : 9782370552228
419 pages
Le Tripode (06/02/2020)
3.74/5   64 notes
Résumé :
Publié pour la première fois en 1979, Le Détour est le fruit de vingt-cinq années d’écriture. Il relate le parcours de Luce d’Eramo qui, élevée dans une famille de dignitaires fascistes, partit de son propre chef en Allemagne en 1944 pour intégrer un Lager, un camp de travail nazi.
S’il demeure méconnu en France, Le Détour rencontra immédiatement en Italie un immense succès et connaît depuis quelques années une nouvelle vague de traductions dans le monde en... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (21) Voir plus Ajouter une critique
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Un ouvrage –dont un ami m'a très longuement parlé et ensuite prêté…Une lecture impressionnante, qui ne laisse pas indemne !

Ce témoignage de première main est des plus singulières, et ceci à plus d'un titre : Luce d'Eramo, fille de dignitaires fascistes, est partie comme volontaire pour intégrer un camp de travail nazi…Elle voulait se rendre compte par elle-même ; Expérience extrême aussi choisie pour marquer son désaccord avec son père, secrétaire d'Etat, mais aussi avec tout son milieu familial [ à un point difficilement concevable !! ]!

Les éditions du Tripode ont un catalogue exceptionnel, et ces récits personnels de la guerre, ne font pas exception. L'avertissement de l'éditeur est très précieux et explicite ; je le transcris tel quel :

« Nous devons la découverte du présent ouvrage à ce bref passage des Carnets intimes de Goliarda Sapienza : « Fini de lire –Le Détour- de Luce d'Eramo, assurément le plus beau livre de ces dix dernières années et peut-être un chef-d'oeuvre absolu ; cela m'obligera à relire –Si c'est un homme- et –Le dernier des Justes-, pour vérifier ce que je soupçonne. C'est-à-dire que le livre de Luce est le plus actuel sur ce sujet, le plus durement approfondi dans la démonstration de l'aventure nazie, le plus polémique et
courageux ».
La valeur du –Détour- tient de fait autant à ce que vécut Luce d'Eramo durant la Deuxième Guerre mondiale qu'au singulier processus de remémoration dans lequel elle s'engagea par la suite , et dont le livre témoigne.
Les textes qui composent ce récit ont été écrits successivement en 1953, 1954, 1961, 1975 et 1977. Conformément au choix de l'auteure, ils sont présentés dans l'ordre chronologique de leur rédaction, non nécessairement dans celui des événements qu'ils décrivent. La confusion qui en résulte parfois pour le lecteur répond à celle que connut Luce d'Eramo, aux esquives de sa mémoire et aux détours qu'elle emprunta avant de retrouver la cohérence de son histoire. «

On perçoit en effet, à travers ses presque deux années d'expériences atroces et difficilement dicibles dans différents camps, la distorsion et les importantes fluctuations de la mémoire ainsi que la perception du Temps se brouillant…

J'ai alterné cette lecture impressionnante et bouleversante, avec des écrits « plus légers »… car si ce livre est d'une qualité certaine, il n'en reste pas moins, très , très éprouvant à lire…Je reconnais, que j'ai faibli sur le dernier tiers…

Une oppression compréhensible devant la succession des ignominies humaines… même si au coeur de la barbarie, des petits ilôts de camaraderie, d'entraide, de compassion surgissent, redonnent l'Espoir, lorsque tout paraît « foutu » !.

Le ton de ce témoignage est d'autant plus percutant qu'il traite des sujets tragiques, épouvantables, universels de la guerre, de la cruauté humaine, en apportant des réflexions affinées, subtiles, sur le Bien et le Mal… pas la moindre trace de manichéisme mais une analyse des comportements ambivalents victimes-bourreaux…les renversements qui peuvent se faire très vite… L'AMBIVALENCE des comportements des individus en tant de conflit…de survie, en situations extrêmes ! !

« J'avoue que les nazis, je ne les haïssais même plus. Instruments d'un pouvoir qu'ils ne comprenaient pas, ils se donnaient l'illusion de ne pas être des marionnettes par leurs initiatives de cruauté que n'imposait aucun règlement. Les clouer à leur esclavage, tout était là. Ne jamais oublier qu'on leur rendait service chaque fois qu'on désespérait. (p. 361)”

Je dois avouer aussi qu'à plusieurs reprises j'ai apostrophé intérieurement et violemment l'auteure : « Mais pourquoi être retournée volontairement une seconde fois dans les camps de travail nazis « ? « Quelle folie furieuse ? » , « Dans quel but ? »…

En partie éclairée par les mots de Luce d'Eramo reconnaissant ne pas même comprendre totalement ses décisions de l'époque, à tel point que cet ouvrage lui a demandé 25 années d'écriture pour tenter de recoller les morceaux de sa mémoire et dépasser tous les dénis qu'elle avait fini par intégrér !!

« Que tout se soit passé ainsi, je l'ai nié ensuite à moi-même. Il m'a fallu arriver à cinquante ans pour reconnaître que j'avais été rapatriée. Après Vérone, j'ai pris l'habitude de raconter que j'avais été déportée à Dachau avec mes camarades à la suite de la grève, et j'ai fini par m'en convaincre. […] Mes souvenirs se rétrécissent. […] En 1961 seulement, année de « Sous les pierres » […], j'ai osé reconnaître ouvertement que je m'étais engagée volontaire dans un Lager. […] Et après, il m'a fallu encore quinze ans pour admettre que dans les Lager, j'y étais retournée de ma propre initiative «
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Une leçon de résilience qui nous fait relativiser nos déboires actuels tant les épreuves que traversent Luce d'Eramo sont extrêmes. le point de départ est déroutant. L'auteure, issue d'une famille fasciste avec laquelle elle se dispute, décide d'aller voir à quoi ressemblent les camps de l'Allemagne nazie, histoire de démontrer que le Troisième Reich est à la hauteur de ses convictions. Elle déchantera rapidement. de lager en lager (p79), elle découvre l'horreur nazie et devient plus qu'une résistante : une opposante idéologique au système totalitaire. Elle ne craint pas de braver les chiens qui la menacent, d'affronter la foule qui la traite d'espionne ou de collabo, et même de fomenter une grève chez IG Farben ! Sa force de caractère en fait une survivante. Ni la mort-aux-rats, ni le froid, ni le mur qui l'assomme, ne la tueront. On a beaucoup écrit sur les camps. Ici, trois choses m'ont subjuguée : son jugement sur la société des hommes (« le K-lager n'était pas une réalité autre, mais seulement une exaspération inouïe de l'ordre extérieur »), son analyse de la mécanique nazie (« la haine contre les nazis devenait une passion exclusive et non un facteur de cohésion sociale entre internés ») et l'introspection sans concession qu'elle entreprend pour retrouver son passé, et sa santé mentale (p320-.400) Une auteure à découvrir après Levi, Semprun, Arendt ou Kertész.
Bilan : 🌹🌹🌹
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Ce qui m'a attiré vers ce livre c'est la mention sur la 4ème de couverture de : « élevée dans une famille de dignitaires fascistes, partit de son propre chef en Allemagne en 1944 pour intégrer un Lager, un camp de travail nazi. »
Voilà qui est surprenant….
C'est donc le récit effectué à postériori de Luce d'Eramo des années après les évènements.
Un livre étrange, déroutant...
Par l'ordre du récit d'abord. Celui-ci ne respecte pas la chronologie. On débarque dans un camp de transit , « Thomasbraü » dans lequel des étrangers volontaires attendent une nouvelle affectation ou un rapatriement. Luce s'est enfuie du camp de Dachau. Puis on bascule à Mayence lors des bombardements alliés. Elle sera d'ailleurs si grièvement blessée qu'elle restera handicapée. Ensuite, elle nous transporte lors de son arrivée au camp de travail. Enfin, elle revient sur son travail de rédaction, les tours que sa mémoire lui joue, son retour en Allemagne après un 1er rapatriement. Tout ça est confus, embrouillé.
Mais ce qui m'a vraiment gênée c'est la personnalité de cette jeune fille. Elle a 17 ans. Son choix peut éventuellement se justifier. Elle ne se prive pas de le faire d'ailleurs : elle veut aller voir par elle-même si tout ce qu'on raconte sur les camps est vrai. Mais son attitude excessive, provocatrice à l'endroit des nazis m'a semblé difficile à avaler. C'est peut-être vrai. Elle constate que dans les camps il n'y a que de petites gens. Que son arrogance indique immédiatement son milieu d'origine. Ceci explique peut-être pourquoi elle exige de rencontrer le responsable du Lager, qu'elle réclame des cuvettes pour la toilette qu'elle obtient, qu'elle affronte les chiens… Elle prend du poids... Si.
Je ne sais pas… Elle est si gaie… Organise une grève.
Dans la 4ème partie, introspective, elle précise que lors de la rédaction de certaines parties elle était sous l'influence de drogues, drogues destinées d'abord à soulager ses douleurs. Ceci explique peut-être cela.
A lire les critiques élogieuses, je suis passée à côté.
Je n'ai pas compris son, ses combats. Elle se vante par moment d'être une fasciste, à d'autres elle tait qu'elle était volontaire.
Je n'ai pas compris son obstination à retourner en enfer.
Ses camarades ? Ce sont des compagnons d'infortune surtout. Pas des amis.
L'écriture est agréable, je le reconnais.
Challenge Multi Défis 2021
Challenge Les jeux en fol..littérature V
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J'ai terminé la lecture du "Détour" au soir de la première journée de confinement et j'associe étroitement ce que je retire du livre à la période qui s'ouvre pour nous tous, quoique l'un et l'autre semblent à première vue fort éloignés.
En se donnant pour objectif de revenir sur son passé de guerre de 43 à 45, Luce d'Eramo se livre à un subtil jeu de miroir avec elle même, dans une introspection littéraire d'une sincérité absolue. Elle nous conduit ainsi à examiner cet étranger que nous sommes à nos propres yeux et dans ce temps inédit que nous traversons, ce pari aux allures d'épopée n'est pas inutile.
Ce livre est ainsi un chef d'oeuvre, par la personnalité de l'auteur, par le récit, par l'écriture.
Luce d'Eramo est restée toute sa vie cette adolescente de 17 ans issue de la bourgeoisie fasciste italienne, en interrogation sur son milieu d'origine, qui décide à la fin de l'été 43 d'aller vérifier par elle même ce qui se passe dans les camps de travail en Allemagne. D'une force de vie à toute épreuve, avec le souci constant de distancier la réalité par la bonne humeur, avec le refus de la peur dans toutes les circonstances, elle est une figure hors du commun. Sa démarche est unique et personnelle car elle est confrontée dès 1945 à l'épreuve de sa propre identité, est- elle la résistante du läger à l'épreuve de Dachau, ou la
fille de bonne famille qui revient au bercail?
Cette interrogation qu'elle portera longtemps de 1953 à 1977, structure totalement sa mémoire et son écriture. Elle nous livre ainsi un récit déconstruit, qu'elle reconstruit progressivement dans un dialogue avec le lecteur, devenu le prolongement d'elle même.
Plutôt que le suivre pas à pas, nous allons reconstituer son périple, du camp de travail de Höchst- Franckfort et des usines IG-Farben en septembre 43 à son retour définitif en Italie en décembre 45.
Il ne s'agit par d'un aller retour mais bien de parcours multiples ou sa recherche d'identité prend forme. Elle est rapatriée une première fois à Vérone en aout 1944, elle y rejoint volontairement des prisonniers encadrés par les SS pour reprendre le chemin du camp, et pour réussir cette fuite, elle renonce à son identité qui l'aurait protégée. Ce deuxième départ la conduit à Dachau dont elle s'évade pour rejoindre le camp de Höchst- Franckfort, qu'elle quittera pour Mayence d'où elle reviendra invalide.
Elle n'écrit son passage à Dachau qu'en 1977, son analyse de cette "distorsion" nous livre en fin de récit, des pages sublimes, Luce devient Lucia, le je s'efface pour la 3ème personne.
Son écriture enfin est à la mesure du personnage, la réalité de l'ordre nazi à l'agonie dans cette fin de guerre est évoqué sans pathos, dans une langue simple et fluide avec le souci d'imposer le tragique dans sa dimension quotidienne.
Pour évoquer la terreur nazie, bâtie sur la peur, les mots de Luce se fondent dans un minimalisme de la vie, pour mieux éclabousser l'horreur qui transpire, au plus près des sensations et du corps, elle voit, elle sent , elle touche, elle fait comprendre que l'anomalie devient l'ordinaire.
Ce livre est un hommage à la fuite, non pas celle des lâches et de la peur mais celle de la recherche du sens et du combat.
Je vous invite fortement à placer ce livre dans vos listes!
Prenez soin de vous! Bonnes lectures, bon confinement!
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Luce d'Eramo raconte son expérience fasciste, à la fois idéaliste et volontariste, dans un camp de travail nazi à Francfort, avec à la clé une déportation au camp de concentration de Dachau à la suite de sa rébellion contre ce qu'elle découvre de détestable dans le nazisme… Elle finit par s'évader à nouveau et travaille sous une fausse identité dans un hôtel, à Mayence. Lors d'un bombardement des forces alliées, gravement blessée et brûlée, elle survit miraculeusement, mais handicapée. Luce d'Eramo s'en remet tant bien que mal et s'engage dans une pérégrination à travers des zones dévastées par la guerre, pour finalement retrouver l'Italie.
C'est le résultat de plus vingt-cinq années d'un exercice de mémoire pour témoigner – à défaut d'expliquer – son engagement dans la voie du fascisme – voie déjà tracée par sa famille de dignitaires à la faveur du Duce. Mais aussi un exercice de remémoration et de réminiscence dans une perspective de quête de la vérité…
Le questionnement de la véracité des souvenirs de Luce d'Eramo, de la vérité historique de ses épreuves, mais également la mise à plat du « pourquoi » et du « pour quoi » constituent la trame de son introspection durant cette période du IIIème Reich. Pour aboutir à une analyse du régime concentrationnaire et du travail volontaire mis en place par le génie du mal nazi ; une sorte de dissection sans concession, dont la description est souvent crue, violente et dont l'odeur de la souffrance et de la mort se respire à plein nez tout au long des quelques 500 pages de ce témoignage troublant.
« le détour » – dont le titre en italien est « Deviazione » –, c'est la déviation des idéologies oppressantes et criminelles du fascisme et du nazisme pour les refuser, les fuir et virer vers une recherche de la vérité et du sens originel de la vie. Ce détour, pour l'auteure, c'est se détourner de toutes les contradictions spéculatives pour se diriger – ou se rediriger – sur le parcours de la liberté ; quitte à s'opposer à sa propre famille ; ce qui à la longue devient bénéfique et salutaire…
Lecture dérangeante à la rencontre de la complaisance au nazisme, et à la fois, lecture troublante face à la révolte contre cet accommodement de plus en plus insupportable. Ces deux facettes de la personnalité de Luce d'Eramo nous rappellent nos égarements, nos manquements, nos compromissions. Nous avons tous un secret – ou plusieurs – à dévoiler. Tel est le message et le témoignage de l'expérience nazie de l'auteure, une aventure qui ne s'efface pas si facilement de sa mémoire. Mais une telle épreuve peut-elle être biffée de ses souvenirs ? Eh bien ! non ! et c'est tant mieux pour la vérité historique mais aussi pour la liberté retrouvée, sa liberté à elle, notamment contre ses vieux démons…
Par-delà les convictions doctrinales, le récit relève que s'il y a un peu d'humanité chez les hommes et les femmes, elle se manifeste et se révèle dans les temps difficiles de l'existence, dans les épreuves – et surtout dans les plus insupportables. Quand des êtres de tous bords – fascistes, nazis, communistes, démocrates, anarchistes – se retrouvent dans le même bourbier insalubre, il n'y a plus d'intérêt à s'entretuer. Ainsi, mieux vaut s'entraider pour mourir plus dignement et en paix – avec les autres et avec soi-même.
Un livre de mémoire d'un passé qui n'est pas révolu comme on nous le laisse entendre, car l'histoire se répète en s'adaptant aux circonstances actuelles. Un livre de réflexion aussi, car la guerre meurtrissant les populations civiles est plus que jamais d'actualité dans bien des régions du monde…
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Citations et extraits (54) Voir plus Ajouter une citation
Avertissement de l'éditeur

« Nous devons la découverte du présent ouvrage à ce bref passage des Carnets intimes de Goliarda Sapienza : « Fini de lire –Le Détour- de Luce d’Eramo, assurément le plus beau livre de ces dix dernières années et peut-être un chef-d’œuvre absolu ; cela m’obligera à relire –Si c’est un homme- et –Le dernier des Justes-, pour vérifier ce que je soupçonne. C’est-à-dire que le livre de Luce est le plus actuel sur ce sujet, le plus durement approfondi dans la démonstration de l’aventure nazie, le plus polémique et courageux ».
La valeur du –Détour- tient de fait autant à ce que vécut Luce d’Eramo durant la Deuxième Guerre mondiale qu’au singulier processus de remémoration dans lequel elle s’engagea par la suite , et dont le livre témoigne.
Les textes qui composent ce récit ont été écrits successivement en 1953, 1954, 1961, 1975 et 1977. Conformément au choix de l’auteure, ils sont présentés dans l’ordre chronologique de leur rédaction, non nécessairement dans celui des événements qu’ils décrivent. La confusion qui en résulte parfois pour le lecteur répond à celle que connut Luce d’Eramo, aux esquives de sa mémoire et aux détours qu’elle emprunta avant de retrouver la cohérence de son histoire. «
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À présent je me demandais : si notre abrutissement, je l'ai imputé aux nazis, l'abêtissement des nazis à qui je dois l'imputer? Ils sont à leur tour les Untermenschen de qui? Ils se défoulent sur nous parce que nous leur avons été désignés comme sous-hommes ou plutôt, ils nous ont assumés comme tels. Mais eux, sont-ils des hommes libres ? Ils en sont réduits aux plus basses corvées de négriers, de geôliers, d'exterminateurs, de pillards, de tortionnaires et donc d'ultra sous-hommes. Pour le compte de qui? Il doit bien rester quelque part des gens qui ne font pas ces choses-là, sans qu'ils soient pour autant des victimes. Une humanité rien que de sous-hommes? Rien que d'esclaves-tyrans et d'esclaves-esclaves ou les premiers trient, embrigadent et surveillent les seconds? Un univers d'esclaves-victimes et d'esclaves-bourreaux? Impossible.
Réfléchissons.
[...]
J'avais compris que je me trouvais en face d'esclaves et cela me donnait une force infinie, me libérait du besoin de riposter du tac au tac aux nazis comme s'ils avaient été responsables de leurs propres actions. Alors qu'ils ne l'étaient pas. Ils étaient les exécutants de ceux qui avaient désagrégé leur conscience à partir des années vingt, dans cette chute vertigineuse du mark qui avait mis sur le pavé des millions de petits épargnants ruinés, des millions de travailleurs allemands. Le tout était de ne pas se laisser impressionner par le ton autoritaire que les esclaves-tyrans se donnaient.
C'était un masque derrière lequel il n'y avait rien. Il fallait les clouer à leur esclavage.
J'étais arrivée, à travers tant d'épouvantes et tant de coliques, à me convaincre qu'ils n'avaient aucun pouvoir sur moi si ce n'est celui que je leur donnais et je me suis réellement sentie soulagée. Je n'ai même pas été effleurée par le doute que mon diagnostic pouvait être subjectif. Pour moi, son objectivité était indiscutable, prouvée par ses effets sur mon esprit : je ne sentais plus ma peur.
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J'étais tellement accablée par ma propre destruction que je la voyais partout. Dans les décombres. Chez les travailleurs étrangers encore ébahis d'être sortis vivants des Lager et des bombardements, hésitant à faire main basse sur la nourriture et les vêtements qui leur avaient été si longtemps refusés. Ces millions de va-nu-pieds de toute l'Europe qui avaient appris à se reconnaître les uns les autres et qui retournaient chez eux rien qu'avec l'auréole de l'esclavage qu'ils avaient subi, aussi dispersés qu'avant, à la disposition de la prochaine guerre qui les mobiliserait de nouveau, les ballotterait de nouveau, les déverserait encore sur des fronts adverses, pour qu'ils se mutilent et se mettent en bouillie jusqu'à la trêve suivante où, une fois de plus, ils devraient dire merci aux vainqueurs. (p. 379)
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Ce fut incroyablement facile de s'évader.

Au camp de Dachau, j'appartenais à l'équipe chargée de nettoyer les égouts de la ville de Munich. Entassés dans des camionnettes en pelotons de vingt personnes armées de bâtons et de balais-brosses, nous descendions tous les matins en ville.

L'entretien des canalisations est un travail complexe, beaucoup plus varié qu'il ne paraît.

Souvent, il s'agit de soulever la plaque métallique d'un trottoir et de se glisser dans la fosse qui s'ouvre au-dessous. Celle-ci est traversée par un gros tuyau d'où dépasse verticalement un col court et fermé. On retire le couvercle de ce col, on enfile le bâton et on l'agite pour bloquer les excréments qui se sont amassés. Il faut les secouer et les malaxer jusqu'à ce qu'ils s'écoulent à nouveau.

D'autres fois, on nettoie les W.C., les conduites d'évacuation des usines et des locaux administratifs. Ou bien les Allemands nous expédient au grand canal de la décharge publique, percé de hublots par où on repousse les ordures enlisées, puis on jette dessus des acides corrosifs et de l'eau. On voit alors toute cette décomposition méphitique s'embalIer brusquement comme un bouillon infernal. Ensuite, on fixe les brosses aux bâtons et on frotte les parois du canal.

Mais le pire c'était quand on nous emmenait dans des villages pour vidanger les fosses d'aisances; là, pas de canalisations: quand la fosse était pleine, il fallait la vider avec des seaux. À la fin, on devait même descendre dedans. C'était seulement à ce moment-là qu'on nous distribuait des masques et des gants en caoutchouc et nous pataugions dans la mélasse jusqu'à ce que la fosse soit vidée.

(INCIPIT)
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Une nuit je me réveille et je la vois debout sur le socle en bois. Dans le noir, elle est en train de trafiquer avec la grille qui sert de plafond à la cellule. Je comprends qu'elle attache quelque chose. Mais oui, ses bas, que je pense tout d'un coup (le soir, quand elle les retire, elle les caresse et les embrasse longuement). Elle enfile sa tête dans le nœud coulant qu'elle a confectionné. Je bondis, je la saisis aux jambes. Avec ses mains, elle s'agrippe à la grille du plafond et tente de ruer. Moi je la tiens serrée aux genoux, debout, ma joue collée contre son ventre. Je sens le fœtus remuer lentement à travers le tissu et la peau tendue.

« Me touche pas », souffle-t-elle à voix basse, étranglée de dégoût. Elle vomit une substance liquide qui colle à mes cheveux, glisse sur mon front vers la bouche, des litres et des litres me semble-t-il, de l'acide.
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Video de Luce d'Eramo (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Luce d'Eramo
France Inter
Il m’aura fallu un détour pour enfin découvrir Le Détour. Ce récit « histoire vraie » et de est une "attaque" tant le point de départ est stupéfiant...

"Le détour" de Luce d’Eramo aux éditions Le Tripode.

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