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EAN : 9782714301345
José Corti (01/01/1985)
4.17/5   136 notes
Résumé :
C'est près de l'eau que J'ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l'intermédiaire d'un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l'eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays. je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des d... >Voir plus
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Des phénomènes poétiques, des matières étudiées par Gaston Bachelard : eau, feu, air et terre, celui de l'eau apparaît comme une réalité complète. le philosophe met en lumière l'imagination matérielle, la profondeur et l'élan de la matière. Au delà de la forme dont elle se pare ; la poésie naît au coeur du rêve qui vit, depuis toujours, dans les entrailles du monde.
Le poète en extrayant sa substance fait apparaître la beauté naturelle. Pour Bachelard «  tout est rêvé avant d'être vu ». On rêve avant de contempler. Les gemmes sont dans la roche.
Le destin de l'eau est le destin quotidien de l'homme. Elle s'écoule sur son chemin, « s'horizontalise » et disparaît. «  La peine de l'eau est infinie ». Mais comme l'homme, elle donne et porte la vie. Elle appelle des images d'une extrême puissance : la pureté, la colère, le combat, la mort, l'extase. Elle ne se maîtrise pas et nous éveille.
De son premier bain à son dernier jet de pierre, l'homme affronte la matière, s'en approche, la contemple, s'y reflète, la provoque et y pénètre.
Matière pleine et invisible, l'eau nous trouble parfois. L'homme désire la mort du cygne, l'amour se sait beau et violent... L'eau est une matière étonnante.
On jouit de l'opacité de ses reflets. Qui est vu ? Qui est voyant ? La matière, cet inconscient de la forme, retient dans ses eaux bien des secrets. Eaux dormantes, eaux sombres, eaux de fontaine, qu'elles soient bénites ou maléfiques elles suivent le cours de tous nos drames. «  L'eau avale l'ombre comme un sirop noir ».
Pour Bachelard la chimie du rêve se matérialise dans la combinaison, le « mariage » de deux éléments. L'eau s'unit au feu. Se crée alors la contradiction substantielle, l'union folle des opposés qui par leur dualité sont force de vie. L'eau de vie se met à flamber. L'eau et le feu sont les plus grands géniteurs. En l'humidité chaude qu'ils entretiennent la création surgit. « Dépassez l'imaginable et vous aurez une réalité assez forte pour troubler le coeur et l'esprit ». En une autre poésie, l'eau s'unit à la nuit. La mer des Ténèbres est une peur humide. C'est l'union de la sublimation «  On ne sent bien les parfums de l'eau que la nuit ». L'eau « sensualise » la terre. Elle se lie à elle. L'âme « à la pâte » nous modelons le monde. «  Tout se déforme, même l'informe » écrit Victor Hugo.
C'est l'union de la force. La main du modeleur pénètre et possède la matière. L'homo faber a des rêves indéfinis qui s'échappent de la forme, forme qui se plie et se soumet à lui.
L'eau est le liquide : la sève, le lait, le sang, la semence, la lave. Son cycle ne s'achève jamais. du ciel vers la terre, de la terre vers le ciel, elles transportent les hommes. «  L'être humain est une plante qui désire l'eau du ciel ». « L'homme est transporté parce qu'il est porté ». Tous les poètes la chantent. Ils s'y jettent, s'y noient, en surgissent, s'y livrent, débordent de ses rives. Entre flux et reflux ils disent les passages. L'onirisme des rêves abreuvent l'idéalité des hommes. le poète aime l'imaginaire des eaux. « Aimer une image, c'est illustrer un amour ». de sa source s'échappent leurs mots. Ils rêvent l'eau plus fort qu'aucune autre matière. Qu'ils la provoquent, qu'elle les flagelle, qu'ils la désirent, qu'elle les inquiète, qu'ils la redoutent, qu'elle les implore, dès qu'ils se mettent à rêver, les hommes ont l'eau à la bouche.
Les philosophes poétisent et les poètes philosophent, c'est le plus beau chant des hommes.
Bachelard, au bord d'une rivière, nous fait entendre la plus grande musique du monde.

Astrid SHRIQUI GARAIN
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Bachelard a revisité les quatre éléments, terre air, eau, feu dans leur rapport au monde et à l'humain.
L'eau, élément simple et transparent, sans saveur particulière a gardé une puissance évocatrice à travers les âges et notre culture commune, et sollicité constamment notre inconscient.
Par son plaisir à flâner le long des berges, Bachelard a composé cet essai où il évoque et convoque tout ce qui peut provoquer des poussées d'imaginaire et nourrir puissamment le rêve.
L'eau apparaît en effet à maintes reprises dans la poésie : fraîcheur de l'image chez Mallarmé, dans les mythes aussi, tel Narcisse se mirant dans l'eau ou le cygne en littérature comme en peinture, symbole de la femme nue se baignant.

« En effet, le narcissisme n'est pas toujours névrosant. Il joue ainsi un rôle positif dans l'oeuvre esthétique, et par des transpositions rapides, dans l'oeuvre littéraire. »

Puis il y a les eaux profondes et sombres, tragiques et inquiétantes chez Edgar Poe, mortel passage symbolisé par le « complexe de Caron », suicidaire chez l'Ophélie de Shakespeare provoquant la communion de la lune et des flots – Bachelard parle du « complexe d'Ophélie » - et qui en a inspiré plus d'un.
Par la suite, l'essai se développe sur les « eaux composées », phénoménologie de l'eau mêlée aux autres éléments, et particulièrement la terre. C'est l'eau qui laisse une « trace de rêve » qui enchante les enfants dans leurs expériences de pâtes. Encore une fois, ces matériaux inspirent les poètes ou les peintres, variation à l'infini de l'imaginaire.

« le limon est la poussière de l'eau, comme la cendre est la poussière du feu. Cendre, limon, fumée donneront des images qui échangeront sans fin leur matière.»

Enfin, le penseur s'intéresse aux autres formes que revêt l'eau dans la vie, l'imagination ou l'art qu'elle soit maternelle (lait), symbole de purification (eau pure et impure), passe par l'eau douce qui a sa suprématie (rivières, fleuves, lacs…) sachant, selon Charles Ploix que les « forces océaniques de Poséidon sont tardives.» le dieu était associé au brouillard et aux nuées, bref, à l'eau du ciel.

« Or, ce sont précisément des objets sans cesse contemplés dans la rêverie hydrique qui pressent l'eau cachée dans le ciel. Les signes précurseurs de la pluie éveillent une rêverie spéciale, une rêverie très végétale qui vit vraiment le désir de la prairie vers la pluie bienfaisante. A certaines heures, l'être humain est une plante qui désire l'eau du ciel. »

« L'eau violente », dernier chapitre de cet essai traite de l'eau en tant que mer déchainée comme les passions de certains héros De Balzac ou de Hugo au destin tragique, l'eau et la mer est alors associée à leurs tourments psychologiques. La conclusion donne la « parole à l'eau » variant les nombreuses images et métaphores qui l'assimilent au langage des hommes - « couler de source, un style fluide… »- mais aussi l'eau a des voix indirectes qui résonnent dans notre imaginaire.

« Cette imagination sait bien que la rivière est une parole sans ponctuation, une phrase éluardienne qui n'accepte pas, pour son récit, des « ponctuateurs ». O chant de la rivière, merveilleuse logorrhée de la nature-enfant ! »

On le voit, lire Bachelard dans cet ouvrage, c'est aussi laisser vagabonder sa rêverie, l'auteur nous y incite presque à chaque page et si l'on ralentit sa lecture, ce n'est pas parce que le passage est complexe mais plutôt pour goûter soi-même à ses propres rêves. Et les lecteurs de 1941 en avaient certainement un grand besoin !

« La rhétorique avec sa fade encyclopédie du beau, avec ses puériles rationalisations du clair, ne nous permet pas d'êtres fidèles à notre élément. Elle nous empêche de suivre, dans son plein essor, le fantôme réel de notre nature imaginaire, qui s'il dominait notre vie, nous rendrait la vérité de notre être, l'énergie de notre dynamisme propre. »
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Que voulait nous donner Bachelard dans ce livre sous-titré « Essai sur l'imagination de la matière » ? Un objet littéraire, nous dit-il : Notre livre reste donc un essai d'esthétique littéraire (p 18). Notre but, dans cet ouvrage, est d'apporter une contribution à la psychologie de la création littéraire (p 183). Il nous propose d'exercer « les forces imaginantes de notre esprit [qui] se développent sur deux axes très différents […]. En s'exprimant philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle, ou, plus brièvement, l'imagination formelle et l'imagination matérielle » (p 7). Mais cette ambition philosophique n'ouvre pas sur une méthode. Bachelard nous prévient que « après La Psychanalyse du Feu, […] nous n'avons pas retenu pour titre La Psychanalyse de l'Eau qui aurait pu faire pendant à notre ancien essai. Nous avons choisi un titre plus vague : L'Eau et les Rêves. C'est là une obligation de la sincérité. Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d'elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désir et de rêves (p 13). Cette modestie n'empêche pas la robuste imagination de Bachelard de proposer au fil des pages les complexes de Caron, de Hoffmann, de Swinburne et de Xerxès.

Bachelard met sa finesse et son érudition au service d'une immense métaphore de l'eau, fruit de l'inspiration et de la rêverie. Cette métaphore est animiste, globalisante : Ainsi l'eau nous apparaîtra comme un être total : elle a un corps, une âme, une voix. Plus qu'aucun autre élément peut-être, l'eau est une réalité poétique complète (p 24). La liquidité est, d'après nous, le désir même du langage. le langage veut couler. Il coule naturellement (p 210). Dans ses infinis replis, l'ouvrage donne une vision décadentiste de la poésie : « Le cygne, en littérature, est un ersatz de la femme nue » (p 46). « L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine » (p 96) « L'eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes » (p 98). Tout le chapitre « Les eaux profondes » est une longue paraphrase de pages larmoyantes d'Edgar Poe.

Bachelard cite des auteurs oubliés (Gasquet, Laforgue, Jean-Paul, Quinet, Reverdy, Saintine, Salacrou et beaucoup d'autres, voir l'index des noms cités), ou qu'on ne lit plus (Claudel, D'Annunzio, Verhaeren, Renan). Lui reprocher ces lectures serait bien sûr anachronique. Il cite aussi Rimbaud et Char, mais il y a ici deux mystères. « Flottaison blême/Et ravie, un noyé pensif, parfois descend » : ces vers sont donnés à Délire II (Une saison en enfer) p 98 alors qu'ils viennent du Bateau ivre, mais peut-être Bachelard les a-t-il cités de mémoire. Plus surprenante, la belle citation de Char « Le miel de la nuit se consume lentement » (non référencée par Bachelard) vient de « La recherche de la base au sommet » que la Pléiade (p 690) date de 1946, 4 ans après la publication de L'Eau et les Rêves : addition d'une édition plus récente ?

L'ouvrage est encombré de termes abscons ou archaïques : Dynamogénie, métapoéitique, intussusception, catoptromancie, mythopée, velure, vésanie, évhémérisme, euphuisme etc., mais c'est une licence que le poète revendique dans une phrase heureuse : « Il y a des mots qui sont en pleine fleur, en pleine vie, des mots que le passé n'avait pas achevés, que les anciens n'ont pas connus aussi beaux, des mots qui sont les bijoux mystérieux de la langue » (p 211).
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Pour Gaston Bachelard, tous les créateurs portent en eux un des quatre éléments - feu, terre, air, eau - qui transparaît dans leurs oeuvres. « Le poète du feu, celui de l'eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l'air ». Dans L'eau et les rêves, c'est bien entendu aux ruisseaux, cascades, lacs et mers qu'il s'intéresse.

Je n'avais jamais vraiment lu d'essai de critique littéraire… Et j'ai adoré découvrir Bachelard. Sa plume est magnifique, poétique, aussi mélodieuse que peut l'être la vague. Bien sûr, Bachelard est très influencé par la psychanalyse — qui à son époque était en vogue, grâce aux travaux de Freud. de Narcisse à Léda en passant par Ophélie, Bachelard s'interroge sur toutes ces images liées à l'eau qui traversent l'art depuis des siècles. de plus, il se penche avec attention sur l'inconscient imaginaire des auteurs, faisant par exemple une analyse de Poe et des eaux profondes et mélancoliques qui dominent ses écrits.

S'il ne faut pas oublier de porter un regard critique sur la pensée bachelardienne, il est certain que ce voyage sur les eaux est passionnant. J'avais peur de quelque chose de trop technique et savant, mais il n'en est rien. Cet essai se lit très bien, mieux : on s'y plonge avec délice, jusqu'à avoir envie ne plus en ressortir, quitte à s'y noyer… Il suffit de fermer les yeux, de se laisser guider par le doux murmure des mots sur les pages, et d'imaginer la mer et ses vagues lancinantes. L'eau et les rêves qu'elle transporte vous attend.
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Qu'est-ce que l'eau pour l'homme? Que suscite-t-elle en lui? Quels sont les rêves de l'eau? L'enquête de Bachelard plonge profond (d'emblée la métaphore est omniprésente) dans l'impensé liquide. Il cherche, à travers les mots des poètes, les sens (l'essence, la distillation, l'évaporation) de cette matière fuyante ou stagnante, calme ou rapide, pure ou pâteuse. Il y voit la vie sereine et l'appel de la mort, le miroir et le trouble, le sang et le lait. L'eau est une matière féminine, maternelle, originelle. Elle rassure et elle gronde. Elle est toujours douce. L'eau de mer est-elle vraiment de l'eau? Seulement si, me dis-je, elle devient eau de mère, lait onctueux dont on ne se lasse pas. L'enquête cherche aussi à lier l'eau et les autres éléments, l'eau et la terre dans la pâte que l'on malaxe, l'eau et le feu dans l'alcool qui la rend folle, l'eau de l'air quand tombe la pluie. Attacher esprit et matière, montrer qu'on ne pense qu'à travers les éléments, voilà la tentative de Bachelard quand il plonge dans l'eau. Laissons-le maintenant s'envoler dans les airs.
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Citations et extraits (45) Voir plus Ajouter une citation
     
On lit, par exemple, dans le Prélude de Wordsworth : « Celui qui se penche par-dessus le bord d’une barque lente, sur le sein d’une eau tranquille, se plaisant aux découvertes que fait son œil au fond des eaux, voit mille choses belles — des herbes, des poissons, des fleurs, des grottes, des galets, des racines d’arbres, — et en imagine plus encore » (IV, pp. 256-273, trad. E. Legouis). (...)
     
Wordsworth a d’ailleurs développé cette longue imagerie pour préparer une métaphore psychologique qui nous semble la métaphore fondamentale de la profondeur. « C’est ainsi, dit-il, c’est avec la même incertitude que je me suis plu longtemps à me pencher sur la surface du temps écoulé. » Pourrait-on vraiment décrire un passé sans des images de la profondeur ? Et aurait-on jamais une image de la profondeur pleine si l’on n’a pas médité au bord d’une eau profonde ? Le passé de notre âme est une eau profonde.
     
Et puis, quand on a vu tous les reflets, soudain, on regarde l’eau elle-même ; on croit alors la surprendre en train de fabriquer de la beauté ; on s’aperçoit qu’elle est belle en son volume, d’une beauté interne, d’une beauté active. Une sorte de narcissisme volumétrique imprègne la matière même. On suit alors avec toutes les forces du rêve le dialogue maeterlinckien de Palomides et d’Alladine :
     
L’eau bleue « est pleine de fleurs immobiles et étranges... As-tu vu la plus grande qui s’épanouit sous les autres ? On dirait qu’elle vit d’une vie cadencée... Et l’eau... Est-ce de l’eau ?... elle semble plus belle et plus pure et plus bleue que l’eau de la terre...
     
— Je n’ose plus la regarder. »
     
Une âme aussi est une matière si grande ! On n’ose pas la regarder.
     
Chapitre II, 3 (p. 74-5)
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Je retrouve toujours la même mélancolie devant les eaux dormantes, une mélancolie très spéciale qui a la couleur d’une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme. Un détail infime de la vie des eaux devient souvent pour moi un symbole psychologique essentiel. Ainsi l’odeur de la menthe aquatique appelle en moi une sorte de correspondance ontologique qui me fait croire que la vie est un simple arôme, que la vie émane de l’être comme une odeur émane de la substance, que la plante du ruisseau doit émettre l’âme de l’eau... S’il me fallait revivre à mon compte le mythe philosophique de la statue de Condillac qui trouve le premier univers et la première conscience dans les odeurs, au lieu de dire comme elle : « Je suis odeur de rose », je devrais dire « je suis d’abord odeur de menthe, odeur de la menthe des eaux ». Car l’être est avant tout un éveil et il s’éveille dans la conscience d’une impression extraordinaire. L’individu n’est pas la somme de ses impressions générales, il est la somme de ses impressions singulières. Ainsi se créent en nous les mystères familiers qui se désignent en de rares symboles. C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l’eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays.

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière...

Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois. Aussi, dans ce livre, je parlerai mal de la mer, j’en parlerai indirectement en écoutant ce qu’en disent les livres des poètes, j’en parlerai en restant sous l’influence des poncifs scolaires relatifs à l’infini. En ce qui touche ma rêverie, ce n’est pas l’infini que je trouve dans les eaux, c’est la profondeur. D’ailleurs, Baudelaire ne dit-il pas que six à sept lieues représentent pour l’homme rêvant devant la mer le rayon de l’infini ? (Journaux intimes, p. 79). Le Vallage a dix-huit lieues de long et douze de large. C’est donc un monde. Je ne le connais pas tout entier : je n’ai pas suivi toutes ses rivières.

Mais le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que [12] notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur... Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines.
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« Je tiens le flot de la rivière comme un violon. »
Paul Éluard, Le livre ouvert.
     
(...) Comment aussi expliquer autrement que par la poésie des sons des eaux tant de cloches englouties, tant de clochers submergés qui sonnent encore, tant de harpes d’or qui donnent de la gravité à des voix cristallines ! Dans un lied rapporté par Schuré, l’amant d’une jeune fille ravie par le Nixe du fleuve joue à son tour de la harpe d’or (1). Le Nixe, lentement vaincu par l’harmonie, rend la fiancée. Le charme est vaincu par le charme, la musique par la musique. Ainsi vont les dialogues enchantés.
     
(…) Dans la peine et dans la joie, dans son tumulte et dans sa paix, dans ses plaisanteries et dans ses plaintes, la source est bien, comme le dit Paul Fort, « le Verbe se faisant eaux ». À écouter tous ses sons, si beaux, si simples, si frais, l’eau, semble-t-il, « en vient à la bouche ». Faut-il taire ; enfin, tous les bonheurs de la langue humide ? Comment comprendre alors certaines formules qui évoquent l’intimité profonde de l’humide ? Par exemple, un hymne du Rig Véda, en deux lignes, rapproche la mer et la langue : « Le sein d’Indra, altéré de soma, doit toujours en être rempli : telle la mer est toujours gonflée d’eau, telle la langue est sans cesse humectée de salive (2). » La liquidité est un principe du langage ; le langage doit être gonflé d’eaux.
     
     
Conclusion (extraits) – La parole de l’eau, p. 256-8.
     
1. Schuré, Histoire du Lied – 1868.
2. Le Rig-Véda ou Livre des hymnes.
(trad. Langlois, tome 1, édition originale : 1848-51)
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Mais si le regard des choses est un peu doux ; un peu grave, un peu pensif, c’est un regard de l’eau. L’examen de l’imagination nous conduit à ce paradoxe : dans l’imagination de la vision généralisée, l’eau joue un rôle inattendu. L’œil véritable de la terre, c’est l’eau. Dans nos yeux, c’est l’eau qui rêve. Nos yeux ne sont-ils pas « cette flaque inexplorée de lumière liquide que Dieu a mise au fond de nous-mêmes »? * Dans la nature, c’est encore l’eau qui voit, c’est encore l’eau qui rêve. « Le lac a fait le jardin. Tout se compose autour de cette eau qui pense*» Dès qu’on se livre entièrement au règne de l’imagination, avec toutes les forces réunies du rêve et de la contemplation, on comprend la profondeur de la pensée de Paul Claudel : « L’eau ainsi est le regard de la terre, son appareil à regarder le temps...*. »
      
*Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le Soleil levant, 1927.

Chapitre I, 5 (p. 45-6)
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"S'il faut désubjectiver autant que possible la logique et la science, il est non moins indispensable, en contre partie, de désobjectiver le langage et la syntaxe". Faute de cette désobjectivation des objets, faute de cette déformation des formes qui nous permet de voir la matière sous l'objet, le monde s'éparpille en choses disparates, en solides immobiles et inertes, en objets étrangers à nous même. L'âme souffre alors d'un déficit d'imagination matérielle. L'eau en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l'imagination dans sa tâche de désobjectivation, dans sa tâche d'assimilation. Elle apporte aussi un type de syntaxe, une liaison continue des images, un doux mouvement des images qui désancre la rêverie attachée aux objets.
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