Cela paraît à la fois très vain et très orgueilleux de vouloir se fendre d'une critique, d'un avis du Père Goriot. Tout a été dit sur lui, écrit, analysé, pensé et par tellement de lecteurs, d'érudits ou de passionnés. Alors à quoi bon ajouter une bafouille, un caillou à l'édifice?
Et pourtant, je vais me lancer, parce que je crois que j'aime beaucoup trop ce livre et que l'affection peut justifier un discours, même banal, même faiblard.
Le Père Goriot est sans doute l'un des membres les plus connu de l'éminente famille de la Comédie Humaine. C'est peut-être parce qu'il figure souvent dans les programmes de français au lycée qui ont ainsi entériné son statut de "classique", mais c'est surtout selon moi parce qu'il est une synthèse, la quintessence même de toutes les obsessions d'Honoré de
Balzac, de ses thèmes, de l'intensité de ses personnages.
Qu'est ce que c'est "
Le Père Goriot"?
C'est la pension Vauquer, une pension de famille misérable et sordide tenue par une propriétaire aigrie et qui regroupe autour de sa table des convives souvent mesquins, petits, bavards et parfois méchants; et quelques pensionnaires plus remarquables. Ils sont trois qui vont nous accaparer autant qu'ils vont s'accrocher les uns aux autres, se croiser et faire de ce roman un ensemble passionnant, beau et cruel jusqu'au sublime, piqueté de cynisme.
A ma gauche, le bel étudiant. Brun, svelte et regard de braise. Il n'est pas encore l'ambitieux aux dents longues qu'il deviendra et c'est un jeune homme naïf, généreux, sensible comme un adolescent. Il étudie son droit sans trop de conviction et rêve de grandeurs et d'amours, de fortunes faciles. Voici Eugène de Rastignac, mesdames et messieurs! Vous pouvez applaudir, il aimera ça. Ne le perdez pas de vue, nous le retrouverons souvent après la fin de cette histoire.
A ma droite, celui qui regarde notre beau méridional, cet homme sans beauté mais magnétique, duquel émane une autorité naturelle et du charisme; cet homme un peu inquiétant qui semble tout deviner de nos pensées et de nos sentiments, cet homme -méfiez-vous de lui mesdames, méfiez vous de lui vous aussi messieurs!- c'est
Vautrin! Soyez discrets, restez sur vos gardes. Avec
Vautrin, on n'est jamais trop prudents.
Et en bout de table, là, seul en train de manger sa soupe trop clair sans un mot, ce vieillard gris et blanc vêtu d'une redingote hors d'usage... Oui, celui-là, celui dont est en train de se moquer cette vipère de Madame Vauquer... Ne faites pas trop de bruits Mesdames, Messieurs, il n'aimera pas qu'on parle de lui, celui là... Oui... c'est lui, c'est Monsieur Goriot, dit
le Père Goriot. C'est mon préféré, à égalité avec Rastignac, c'est ma douleur et mon coeur qui se déchire à la dernière page. Enfin, c'est Goriot quoi.
Rastignac,
Vautrin, Goriot: la sainte trinité balzacienne, les trois pôles du roman pour le meilleur et pour le pire. Il y a le fils qui aura la vie devant lui et le désir de la dévorer, le père -"Christ de la paternité" qui mourra par excès d'amour paternel- et le Saint d'Esprit, qui n'a de saint que le surnom et qui aime à tirer les ficelles et contrôler les vies... Drôle de trio pour ce roman qui, non content de nous raconter des destinées individuelles, met également en scène la société parisienne de la Restauration, la fin du règne des aristocrates et la montée en puissance des financiers et de l'argent.
Eugène est donc monté à Paris pour faire son droit et il végète dans la pension Vauquer, malgré l'aide et les subsides accordés par sa mère, sa tante et soeurs. Il a bien une cousine qui l'aide à faire son entrée dans le monde, mais pour un gascon sans fortune, rien n'est facile. Fin observateur, le jeune homme s'intéresse aux autres pensionnaires, à leurs histoires et s'il est un homme qui l'intrigue, c'est
le Père Goriot, vieillard dont chacun se gausse et particulièrement depuis que deux jeunes femmes, belles et fortunées, viennent lui rendre visite, à lui qui ne porte que des guenilles. Deux jeunes maîtresses... le pauvre se fait avoir... Il n'a pas idée d'être idiot à ce point à son âge!
Rastignac aura le fin mot de l'histoire puisque ses incursions dans le monde lui révéleront que les jolies Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen sont les filles de Goriot. L'ancien vermicellier enrichi fut un mari aimant et un père fou de ses filles à l'excès qui réussit à les marier à des gendres riches, espérant faire leur bonheur, en dépit du sien. En effet, l'ascension sociale des jeunes femmes marque la fin du bonheur de ce père puisque ses gendres puis ses filles se mettent à avoir honte de lui, jusqu'à le priver de leurs présences. le pauvre n'a plus le droit de leur rendre visite... Parfois, Nasie et Fifine viennent le voir... Quand elles ont besoin d'argent... Et le père se ruine. Se saigne aux quatre veines.
Eugène fera l'erreur de parler de Goriot à Madame de Restaud qui refusera de le recevoir. En revanche, et par l'entremise de sa cousine, il parviendra jusqu'à Madame de Nucingen dont il deviendra l'amant.
Le jeune homme se prendra d'affection pour le père qu'il traitera comme le sien et cet amour sera payé de retour par le vieux, tellement heureux de se savoir en relation avec un homme fréquentant sa fille.
En parallèle, Eugène poursuit sa difficile ascension dans le monde... Il tente de concilier ses principes et son grand coeur aux agissements en vigueur dans ce Paris de dorures et de rumeurs, où un bon mot vous met au pinacle, un amant au désespoir, une mauvaise donne aux cartes à la ruine... Dans un passage d'anthologie,
Vautrin tentera de lui faire comprendre comment tourne le monde et le tableau qu'il brosse est effrayant de cynisme. Difficile de ne pas entendre la voix
De Balzac se superposer à celle de
Vautrin qui souhaite aider Rastignac à arriver, allant jusqu'à machiner un duel au pistolet et un mariage avec la Cosette miraculeusement enrichi de la pension...
Au plus fort du roman, l'intrigue s'emballe:
Vautrin tombe dans un piège, les filles Goriot s'enlisent dans des problèmes d'argent et en demandent toujours plus à leur père ... qui finit par en mourir sans que les deux femmes ne soient revenues le voir une dernière fois. Et c'est Eugène qui tiendra la main de ce père adoptif et qui payera pour les funérailles. Avec Goriot qu'il aimait sincèrement, il enterrera aussi ce qui lui restait d'innocence et de candeur pour devenir l'ambitieux dont le cri ferme le roman : « A nous deux ! ».
Le Père Goriot est sublime, de bout en bout.
Il y a Rastignac,
Vautrin, la Restauration et ses chausses-trappes.
Et ce père qui me brise le coeur à chaque fois. Ce passage où Rastignac le surprend en train de tordre et de fondre l'argenterie qui lui restait de sa femme en pleurant... Ces cris de douleurs et de tristesse sur son lit de mort... Et ses filles... La cruauté de ses filles...
Chez
Balzac, il y a l'extraordinaire observateur de la société sur laquelle il tire à boulets rouges mais il y aussi cette force créatrice et ces personnages. L'auteur qui n'avait pas d'enfant a créé la figure d'un père absolument poignant, grand, sublime jusque dans sa douleur et ses excès d'amour filial, qui en feront peut-être sourire certains. Mais pas moi.