Cette minuscule histoire qui tient en 142 pages pourrait ne pas en être une. C'est un rêve merveilleux au coeur des mots d'
Alessandro Baricco, une caresse douce comme la
soie qui enveloppe ce roman d'un voile arachnéen. Une construction qui s'étire comme un long poème ou une chanson avec des refrains qui reviennent sans cesse, itératifs pour mieux scander la répétition de la vie, sa monotonie implacable mais aussi ses détours assassins quand ils frappent un destin déjà écrit en apparence.
Nous sommes en 1861. L'Europe voit tous ses élevages de vers à
soie périr, touchés par une épidémie sans antidote. Hervé Joncour, 32 ans au début de la narration, notable de Lavilledieu est envoyé au Japon (qui est encore fermé au commerce extérieur) pour sauver la situation en France et réimplanter des vers à
soie sains. Sa jeune femme, Hélène l'attend comme elle attend de pouvoir lui donner un enfant, heureuse, aérienne et naïve en apparence. Quatre fois il entreprendra cet interminable périple et rencontrera Hara Kei, le seigneur de la
soie, mais je ne peux vous en dire plus sur l'histoire car elle éclot au fur et à mesure des pages, telle la corolle sanglante d'un coquelicot qui s'ouvre, puis s'offre au soleil dans la douceur du temps avant de retourner à l'éphémère destin des fleurs.
Les mots coulent en nous, forts et implacables quand il s'agit de la routine d'un couple bienséant et bourgeois, les mots s'égarent quand Hervé se retrouve contre son gré pris au piège du regard d'une très jeune fille, lascivement allongée dans la maison de papier de son hôte, la tête délicatement posée sur les genoux de ce dernier et ” que ces yeux là n'avaient pas une forme orientale et qu'ils étaient avec une intensité déconcertante, pointés sur lui”, enfermé dans le mystère d'un bout de papier plié en quatre et recouvert de ” quelques idéogrammes dessinés l'un en dessous de l'autre. Encre noire“. Ce bout de papier qui le hante et qu'il fait traduire par une maquerelle japonaise magnifique avec ses fleurs bleues enroulées autour des doigts “comme des bagues”, fleurs bleues, laissées ici et là comme un symbole, comme tous les symboles qui se répètent à l'envi tout au long du livre. Mais celui-ci va se révéler majeur…
Tout est dans la suggestion des fantasmes et en même temps le martèlement répétitif et inexorable de la réalité de l'époque, de la vie de ce couple atypique, vie qui se déroule dans un silence inébranlable. Se méfier des silences. La beauté presque douloureuse qui transpire de ces trop courtes pages est indicible comme “Mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais”…. dans le bruissement fragile de la
soie qui se froisse…
Alessandro Baricco a publié
Soie en 1996, traduit en France en 1997, il est devenu en “quelques mois un roman culte, -succès mérité pour le plus raffiné des jeunes écrivains italiens.”
Alessandro Baricco est également musicologue, a créé la Holden Scuela, en hommage à L'Attrape-coeurs de Salinger. Et on entend la musique dans ses mots…
Ce livre été porté à l'écran en 2007 avec Keira Knigtley (Hélène Joncour) et Michael Pitt (Hervé Joncour). Je ne sais pas comment un film pourrait rendre cette part irréelle, évanescente du roman…Mais je serais curieuse de le voir, une mise en bouche ci-dessous.