... il y avait de nombreuses journées où je vivais sans lui (Sartre). J'en occupais une grande partie à des lectures que je menais avec désordre, au hasard des conseils de Sartre et de mon caprice. Je retournai de temps en temps à la Nationale ; j'empruntai pour mon compte chez Adrienne Monnier; je m'abonnai à la Bibliothèque anglo-américaine que tenait Sylvia Beach. L'hiver au coin du feu, l'été sur mon balcon, fumant avec maladresse des cigarettes anglaises, je complétais ma culture. outre les livres que je lus avec Sartre, j'absorbai Whitman, Blake, Yeats, Synge, Sean O'casey, tous les Virginia Woolf, des tonnes d'Henry James, George Moore, Swinburne, Swinnerton, Rebecca West, Sinclair Lewis, Dreiser, Sherwood Anderson, toutes les traductions publiées dans la collection des « Feux croisés », et même, en anglais, l'interminable roman de Dorothy Richardson qui réussit pendant dix ou douze volumes à ne raconter strictement rien. Je lus Alexandre Dumas, les œuvres de Népomucène Lemercier, celles de Baour-Lormian, les romans de Gobineau, tout Restif de La Bretonne, les lettres de Diderot à Sophie Volland, et aussi Hoffmann, Sudermann, Kellermann, Pio Baroja, Panaït Istrati. Sartre s'intéressait à la psychologie des mystiques, et je me plongeai dans les ouvrages de Catherine Emmerich, de sainte Angèle de Foligno. Je voulus connaître Marx et Engels et, à la Nationale, je m'attaquai au Capital.
981 - [Folio n° 751, p. 61]
C'est à travers sa littérature qu'on apprend le mieux un pays ; celui qui nous intéressait et qui nous intriguait le plus c'était l'U.R.S.S., nous lisions tous les jeunes auteurs russes qui étaient traduit en français. Nizan nous recommanda tout particulièrement le singulier roman d'anticipation de Zamiatine, « Nous autres » ; en un sens, cette satire prouvait que l'individualisme survivait en U.R.S.S, puisqu'un tel ouvrage pouvait y être écrit et imprimé ; mais c'était une épreuve équivoque, car l'accent et le dénouement du livre ne laissaient rien à l'espoir. Sans doute Zamiatine n'apercevait-il pas lui-même d'autre alternative que la démission ou la mort. Je n'ai jamais oublié la cité de verre, merveilleusement tranparente et dure, qu'il avait dressée contre un ciel immuablement bleu. « Cavalerie rouge » de Babel peignait les douleurs et les absurdités de la guerre en petits tableaux désolés. « Rapaces » d'Ehrenbourg, « La Volga se jette dans la Baltique » de Pilniak, nous découvraient dans la construction socialiste, par-delà les soviets et l'électrification, une difficile aventure humaine. Un pays qui produisait cette littérature et au cinéma « Le Cuirassier Potemkine » et « Tempête sur l'Asie » ne se réduisait tout de même pas à une civilisation d'ingénieurs.
976 - [Folio n° 751, p. 56/57]
Nous lisions énormément. Chaque dimanche j'apportais à Sartre des brassées de volumes empruntés, plus ou moins licitement, chez Adrienne Monnier. Comme il aimait Pardaillan, Fantomas, Chéri-Bibi, Sartre me réclamait avec insistance « de mauvais romans amusants ». Mauvais, je lui en trouvai à la pelle, mais amusants, ils ne l'étaient jamais ; déçu, il m'autorisait à glisser dans le lot des livres qui risquaient d'être bons. En France, il ne paraissait rien de bien marquant. Malgré l'aversion que nous inspirait Claudel, nous eûmes de l'admiration pour « Le Soulier de satin ». Nous fûmes pris par « Vol de nuit » de Saint-Exupéry ; les progrès de la technique, comme de la science, nous laissaient assez indifférents ; les ascensions du professeur Picard dans la stratosphère ne nous touchaient pas ; mais le développement de l'aviation, en rapprochant les continents, allait modifier les rapports des hommes entre eux : nous suivions attentivement les exploits de Mermoz; nous étions tout à fait décidé à voir un jour la terre du haut du ciel. Avides de voyager, nous aimions les reportages : nous essayâmes d'imaginer New-York, d'après Paul Morand, et l'Inde, d'après « L'Inde contre les Anglais », d'Andrée Viollis.
970 - [Folio n° 751, p. 56]
Un après-midi, nous regardions des hauteurs de Saint-Cloud un grand paysage d'arbres et d'eau ; je m'exaltai et je reprochai à Sartre son indifférence : il parlait du fleuve et des forêts mieux que moi, mais il ne ressentait rien. Il se défendit. Qu'est-ce au juste que sentir ? Il n'était pas enclin aux battements de cœur, aux frissons, aux vertiges, à tous ces mouvements désordonnés du corps qui paralysent le langage : ils s'éteignent, et rien ne demeure ; il accordait plus de prix à ce qu'il appelait « les abstraits émotionnels » : la signification d'un visage, d'un spectacle l'atteignait, sous une forme désincarnée, et il en restait assez détaché pour tenter de la fixer dans les phrases. Plusieurs fois, il m'expliqua qu'un écrivain ne pouvait pas avoir d'autre attitude ; quiconque n'éprouve rien est incapable d'écrire ; mais si la joie, l'horreur nous suffoquent sans que nous les dominions, nous ne saurons pas non plus les exprimer.
986 - [Folio n° 751, p. 47/48]
A dix-neuf ans, malgré mes ignorances et mon incompétence, j'avais sincèrement voulu écrire ; je me sentais en exil et mon unique recours contre la solitude, c'était de me manifester. A présent, je n'éprouvais plus du tout le besoin de m'exprimer. Un livre, c'est d'une certaine manière ou d'une autre un appel : à qui en appeler, et de quoi ?
968 - [Folio n° 751, p. 70]
Vous connaissez Simone de Beauvoir, mais peut-être pas sa soeur Hélène. Pourtant, cette artiste peintre s'est elle aussi engagée pour la cause des femmes.
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