"Je sentis dans ma pensée le vide absolu de ces grandes phrases avec lesquelles on façonne le cerveau humain : Dieu ! Patrie ! République ! Tout cela, ce ne sont que des mots creux, qui ne font qu'aggraver nos misères et détruire la famille humaine !
J'ai besoin d'un autre idéal."
Quelques jours avant le soulèvement du 18 mars 1871,
Victorine Brocher perd successivement son petit garçon et un autre enfant qu'elle avait recueilli avec son mari, tous deux victimes des suites de la famine qui a sévi durant le siège de Paris (20 septembre 1870-28 janvier 1871).
Son engagement ne date pourtant pas de ces jours terribles.
Elle grandit dans un milieu républicain où "On lisait les journaux avancés, on discutait, on était au courant de tout ce qui se passit à Paris, et on se mettait sur ses gardes." Deux ans de harcèlement policier et le coup d'État du 2 décembre 1851 obligent son père à partir en exil à Bruxelles, laissant son épouse et sa fille derrière lui.
"Orléans était maté, il ne restait plus un seul républicain connu : les uns étaient en exil, les autres en prison, à Cayenne, ou à Lambessa."
Mariée par sa mère ("On m'a mariée", dit-elle) à un ancien soldat de la Garde impériale vétéran des campagnes d'Italie et de Crimée, elle s'installe avec son époux à Paris. Les temps sont durs, lui doit apprendre un métier, elle travaille aussi ; elle se réjouit de n'avoir pas le quotidien des ouvrières des ateliers et fabriques, auquel elle échappe.
Victorine Brocher subit les conséquences de l'alcoolisme de son mari et lutte pour lui soustraire les quelques sous nécessaires au quotidien de la famille, sa mère les ayant rejoints à Paris pour s'occuper de leur enfant.
"La vie parisienne est terrible aux pauvres n'ayant qu'un maigre salaire."
Le couple partage les mêmes idées, tous deux sont membres de l'Association internationale des travailleurs, ils participent à la fondation d'une boulangerie coopérative.
Dès la sortie des Misérables en 1864, Victorine s'abonne à un cabinet de lecture, et "mon mari et moi nous passâmes la moitié des nuits pour le lire ; il est assez long, il nous avait passionnés."
"L'Exposition [universelle de 1867] de laquelle
Napoléon III avait tant espéré pour équilibrer son trône chancelant fut une défaite."
"La misère augmentait d'une manière effrayante. Les suicides étaient quotidiens."
La guerre franco-prussienne éclate, sans surprise tant la pression s'est renforcée jusqu'au 19 juillet 1870.
"Cette guerre, disait l'impératrice, c'est ma guerre !"
"Les gens fortunés quittaient Paris, les bourgeois de richesse moyenne s'en allaient en province, dans leur propriété ou dans leur famille. le peuple doit rester pour la défense de Paris, s'il ne meurt pas de misère avant d'être incorporé."
Le récit de
Victorine Brocher nous plonge alors au coeur du siège de Paris. Elle devient ambulancière à la 7e compagnie du 17e de la Garde Nationale, 7e secteur, un poste de combat qu'elle ne quitte que le 11 février 1871. Elle lutte au quotidien dans le même temps pour trouver de quoi nourrir son fils, auquel se joindra le petit garçon recueilli.
"Le général Trochu [gouverneur militaire de Paris], avec une armée de 500 000 hommes, qui n'ont manqué ni de courage ni de bravoure, d'une admirable endurance, aura sans une bataille décisive, sans rien d'intelligent, fait de cette défense [de la capitale] la plus honteuse défense des temps historiques."
Le 23 janvier 1871, le canon ne tonne plus puis reprend plus fort que jamais le 26,
"27. Des femmes, des vieillards, des enfants sont tués en pleine rue en passant."
Le 28, l'"armistice" signé par le "gouvernement des Jules" (
Jules Favre,
Jules Simon,
Jules Ferry, Jules Trochu) prend effet après 132 jours d'un siège éprouvant pour la population parisienne.
"Le bruit de la capitulation se répand dans les rues, les femmes sont excitées. "Qu'on diminue encore notre ration, cela ne nous fait rien, mais plutôt mourir que de capituler", disaient-elles."
Les enfants ont trop souffert des privations du siège de Paris par les Prussiens, tous deux meurent à quelques jours d'intervalle.
Victorine et son mari sont terrassés par le chagrin.
Le 18 mars 1871 marque le début de l'insurrection populaire et de la Commune de Paris.
Le gouvernement file à Versailles, Thiers en tête qui a ordonné l'évacuation totale des troupes et le départ de tous les fonctionnaires.
"Si, au premier moment d'effervescence, on avait fermé les portes de la capitale et empêché de dévaliser archives et monnaie et fait bonne justice de ces gens-là, je ne dis pas en les tuant, mais en les faisant simplement prisonniers, jusqu'à ce que la force morale eût vaincu la force brutle, Thiers n'aurait pas eu le temps de tromper l'opinion publique de la province avec ses mensonges et ses corruptions."
Le 20 mars, un ami garibaldien propose au couple de tenir la cantine des Défenseurs de la République.
Ils acceptent la proposition.
Victorine Brocher s'attelle à la tâche et s'y consacre corps et âme, suivant son bataillon sur tous les fronts.
"Nous pensions à nos pauvres amis que nous laissions sur ce sol labouré par les obus versaillais. "Si nous mourons, disions-nous, mieux vaut mourir en chantant." Nous narguions la mort qui n'avait pas voulu de nous."
Elle lutte pied à pied, jusqu'aux toutes dernières heures de la Semaine sanglante, passant alors avec les quelques survivants de son bataillon d'une barricade à l'autre, d'un quartier à l'autre devant la progression des versaillais.
C'es un témoignage remarquable que laisse
Victorine Brocher, près de quarante ans après.
Tout dans ces lignes vibre de la fraternité qui motive chacun de ses engagements, de l'acuité de son regard sur le monde qui l'entoure, qu'il s'agisse du quotidien "des pauvres femmes travaillant douze et quatorze heures par jour pour un salaire dérisoire" dans ce Paris du Second Empire, de la course désespérante à la moindre nourriture pendant les deux sièges de Paris ou des journées de combat durant la guerre franco-prussienne et la Commune.
"Car ce n'est pas seulement à la Commune que Versailles a fait la guerre, c'est à Paris !"
Le canon tonne dans ces pages, les balles sifflent, les rues résonnent des cris des blessés, on y entend jusqu'au souffle court dans ce repli désespéré d'une barricade à l'autre, dans les dernières heures de la Semaine sanglante.
Lui avoir donné ce titre implacable renvoie au fait que
Victorine Brocher a été déclarée morte à la fin de la Semaine sanglante tandis qu'elle se cache des versaillais. Mais n'a-t-elle pas laissé une part d'elle-même sur les barricades, entre la perte de ses enfants et tous ces compagnons morts au combat, ou assassinés ensuite par les versaillais ?
Dans ce titre, c'est peut-être une interprétation exagérée de ma part, mais j'ai lu les blessures, jamais refermées, reçues durant ces temps d'une lutte acharnée.
Le moyen d'en réchapper, d'ailleurs…