Alors, pour la forme, on va dire combien c'est ESSENTIEL de lire L'Étranger. Plus essentiel que le « dispensable » Voyage au bout de la nuit, du vilain mal-pensant Céline, même si on n'en croit
pas un traître mot ! Parce que Camus pensait bien et
pas Céline ; de là une évidence à la
Sainte-Beuve : dis-moi comment tu penses, je te dirai si tu écris bien ou mal.
Passé cette légère pointe d'ironie, venons-en au fait.
Non que la vie « trépidante » de Meursault ne m'ait
pas plu d'emblée, mais mon enthousiasme de départ – j'ai lu ce livre quand j'étais un jeune con exalté et maintenant je sombre, lentement mais sûrement, vers le vieux con aigri – est à revoir à la baisse.
Certes, le détachement du personnage à l'égard de ses congénères, et sur qui les événements glissent comme la pluie sur un pare-brise, est intéressant, mais tout ça ne satisfait plus mes attentes romanesques fébriles. J'ai à peu près le même sentiment avec
L'Innommable, de
Beckett, antiroman que j'ai pris comme une punition à la fac !
L'Étranger me fait donc dangereusement flirter avec l'ennui qui, « l'oeil chargé d'un pleur involontaire, […] rêve d'échafauds en fumant son houka. /
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, /
Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! », avertissait
Baudelaire en introduction des Fleurs du Mal.
Et question style, Camus n'est
pasFlaubert, lequel écrivait à
Louise Colet, en 1852, cette phrase devenue fameuse : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque
pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. »
Idem, la question de l'absurde – thème récurrent dans l'oeuvre de l'auteur –, n'a
pas une dimension digne d'elle dans ce récit ; elle est traitée de manière terne. Il eût fallu, peut-être, l'ampleur d'un Kafka (Le Procès, le Château).
Une ampleur qui survient toutefois lors du meurtre de l'Arabe – pour la petite anecdote, cette scène a inspiré le groupe anglais The Cure, avec le morceau « Killing an Arab » ; vous le saviez ? Tant pis pour moi !
Comme si Camus n'attendait que ce moment cathartique pour tout lâcher, jusqu'au jugement de Meursault, condamné pour son être plutôt que son acte. En effet, en s'écartant résolument de la masse uniforme, il se condamne, parce qu'étranger à la communauté des hommes. Toute ressemblance avec notre époque ne serait
pas fortuite…
« C'est alors que tout a vacillé », dit le personnage et là, on est d'accord.
Il n'empêche, je préfère de loin
La Chute, du même auteur. Ce n'est que mon avis et je le partage avec moi-même, c'est déjà ça.
Quant à ceux qui aiment éperdument ce roman, et se sentiraient froissés par ma laborieuse prose critique, ils pourront toujours me balancer, comme Gabin à Delon dans Mélodie en sous-sol : « Quand tu m'as dit que tu étais un tocard, j't'ai
pas cru, mais j'crois bien qu'c'est toi qui as raison. Faut jamais contrarier les vocations. »