Etoiles Notabénistes : ****
ISBN : 9782258093577
Je suis, vous ne l'ignorez pas, une inconditionnelle de
Simenon et rares sont celles, parmi les fiches que je consacre à son oeuvre pléthorique, qui émettent quelques réserves. J'en ferai cependant quelques unes pour "
Le Suspect", roman qui me laisse, même plusieurs jours après sa lecture, l'impression dérangeante que l'auteur est parti sur une idée excellente (un anarcho-bolchevique vivant à Bruxelles où il écrit des articles et des billets politiques, se précipite à Paris pour empêcher un jeune "camarade", endoctriné par toute une bande de "purs et durs" - toujours prêts à expédier autrui se faire tuer au nom de "la Cause" mais qui se gardent bien, pour leur part, de s'impliquer dans ce genre d'actions - de faire sauter une bombe dans la capitale) mais n'a en fait que tourné en rond, entraînant ses lecteurs à sa suite en une file languissante et qui espérait autre chose.
Au début donc, nous faisons la connaissance de Chave, cet "opposant au système" plus théoricien qu'acteur et qui, cela se sent, réprouve la violence. Il est de ces utopistes qui rêvent d'un monde miraculeusement transformé en rêve quasi édénique par la seule vertu de la Volonté et de la Bonté mutuelles . Bien entendu, comme sa prose ne lui met pas beaucoup de beurre dans les épinards et qu'il a une épouse et un fils à nourrir, Chave se déniche aussi de petits boulots. Il exerce pour l'instant le métier de régisseur de théâtre et passe ses journées à subir l'arrogance d'un premier rôle venu de Paris lorsqu'on lui apprend la nouvelle : à Paris justement, le jeune Robert, qu'il a connu dès que celui-ci s'est encarté et dont il a été un temps le mentor, cherchant à lui inculquer les idées plus rousseauistes que franchement marxistes qui sont les siennes, s'est laissé embrigader par de nouveaux membres, arrivés on ne sait trop d'où dans le groupe qui, longtemps, a compté Chave parmi ses membres les plus estimés. Et ils veulent le faire "passer à l'action", en d'autres termes lui fournir une bombe que Robert lancera, au moment opportun, dans une foule aussi innocente que nombreuse.
Ces nouveaux arrivés, Chave, installé à Bruxelles car les autorités le considèrent comme indésirable sur le territoire français, ne les connaît pas, sauf peut-être de nom. Il sait seulement qu'ils sont deux et viendraient d'Europe de l'Est. Et, évidemment, il comprend très vite que, plus âgés et plus rompus aux procédés de la propagande que le naïf et sincère Robert, ils risquent de lancer celui-ci dans une opération dont le mérite leur reviendra à eux seuls tandis que le jeune homme soit sera tué sur le coup, soit finira sous la lame de la guillotine ou alors en prison à vie.
Le caractère généreux de Chave, la responsabilité qu'il se sent envers le "petit Robert", ainsi qu'il l'appelle, les souvenirs émus qu'il conserve de leur rencontre et de leurs longs entretiens, la certitude qu'il s'agit là d'une amitié absolue et,
Simenon nous en glisse çà et là quelques indices, une espèce d'homosexualité refoulée, tout cela pousse notre chiméro-anarchiste à prendre
le train pour Paris - et cela malgré les problèmes que cela risque de lui poser s'il se fait arrêter.
Mais l'histoire, bien sûr, ne va pas prendre le tour espéré par Chave.
Simenon nous le montre, déambulant à Paris de "point de rendez-vous" en "point de rendez-vous" et en même temps, accumulant désillusion sur désillusion. le point de vue adopté est exclusivement celui de Chave et le lecteur ne saura rien de ce que les nouveaux membres du groupe ont pu raconter sur lui à son "ami" Robert. Comme toujours, l'analyse psychologique du personnage central est finement menée mais pour une fois aux dépens, pourrait-on dire, des autres. Chave ressemble à un héros qui monologuerait sans cesse, tournant en rond dans son propre discours puisque, lorsqu'il tente de dialoguer avec ceux qu'il cherche à convaincre, ceux-ci ricanent, haussent les épaules, se dérobent, voire l'accusent de ne pas être véritablement sincère et de dissimuler en lui une "taupe" vendue à la Police.
Finalement, c'est un Chave harassé qui parvient à rentrer dans sa petite famille bruxelloise. Harassé, hâve, à la fois heureux (la bombe n'a pas explosé) et malheureux (tout est fini non seulement avec "le petit Robert" mais aussi entre le groupe parisien qui lui servit si longtemps de famille et lui). Restera-t-il fidèle à son idéologie ? La rapidité extraordinaire avec laquelle, en son absence, tous ces vieux camarades ont cancané sur lui et se sont laissé entraîner, sur la parole d'étrangers dont ils ne savaient pratiquement rien que ce que leur en disait la réputation qu'ils traînaient après eux mais qui eût pu être montée de toutes pièces, jusqu'à le désigner comme un traître dont il faut se débarrasser à tout prix auront fait payer le prix fort à sa conception de la Fraternité humaine. Au contraire de ce qu'il pensait, même soutenue par une idéologie sociale et politique commune, cette fraternité n'est pas plus solide que la classique fraternité bourgeoise. Pire : elle lui paraît désormais plus fragile que celle qui peut exister - cela arrive - entre deux ennemis politiques par exemple, mais qui, humainement, partagent les mêmes valeurs. Chave tirera-t-il une leçon de son aventure ?
Simenon ne nous le dit pas et tout se termine en points de suspension. Parti du point A, les certitudes et les idéaux plein les poches, Chave y revient en s'étant fait dépouiller de toute cette beauté, de toute cette bonté que ses ennemis ont remplacées par les soupçons, l'injustice, l'intolérance et une forme de désespoir ...
Ce qui m'a semblé étrange, c'est que, malgré l'intensité tragique du personnage, j'avais du mal non à y croire (le cas de Chave est, somme toute, assez banal) mais à m'y intéresser réellement. Je comprenais la démonstration que
Simenon cherchait à nous faire mais je ne parvenais pas à y accrocher. Pour moi, "
Le Suspect" restera comme l'un de ces cours de mathématiques ou de sciences que je subissais à l'adolescence et qui, tout en m'interpellant vaguement, n'en empêchaient pas moins mon esprit de vagabonder, un peu lassé de ce qu'il considérait comme beaucoup de bruit pour rien - en tous cas pour pas grand chose.
Donc, vous l'avez compris, un
Simenon à réserver aux inconditionnels. Et seulement à ceux-là. ;o)