Rue des Bons Enfants c'est tout d'abord l'un de ces nombreux noms de rues marseillaises qui sonnent si bien, qui claquent aux oreilles comme un refrain, une comptine adorable. Pour être
honnête, il a bercé mon enfance comme celle du héros de ce roman : Pascal Marocci.
C'est une impression bizarrement agréable de voir sa géographie quotidienne ainsi épinglée sur le blanc des pages. Une distance s'installe alors. Ce sont nos rues, celles que l'on arpente
chaque jour : heureux Rue Nau, malheureux Boulevard Chave, pressés Rue Chateau-Payan, stressés Rue de Bruys, détendus Rue de l'Olivier. Mais en même temps, elles sont le decor
d'une histoire qui ne nous appartient pas. C'est une découverte : d'autres vies que la nôtre se jouent et se sont jouées au milieu d'elles. On le sait bien sûr mais voir ces lieux donner refuge à un
récit et des personnages, cela change tout, l'évidence nous explose à la figure : ma ville est à d'autres, aussi intimement qu'elle est à moi. D'autres histoires d'amour sont nées dans l'embrasure
de ses portes, d'autres drames aussi.
Patrick Cauvin nous replonge dans le Marseille de 1920 à 1944. C'est le Marseille interlope du quartier Saint-Jean, des "Marie-couche-toi-là" , de la Rue Pavé d'amour et des souteneurs.
L'Histoire et les histoires s'y entremêlent. Les rixes violentes entre les gars de Saint-Mauront et ceux de Saint-Jean pour le contrôle du "quartier réservé" et de l'économie horizontale qui
s'y exerce. On y suit la trajectoire du petit Pascal Marocci qui reprend les activités de Gaston, son proxénète de père.
Maquereaux de père en fils.
C'est alors l'évocation du Marseille des années folles puis de l'Occupation avec ses Carbone et ses Spirito et le début de ce que l'on appelera plus tard "Le Milieu". On y croise des
collabos, une résistance qui s'organise, puis la destruction du quartier du Port, comme un bal qui se termine tragiquement.
Au milieu de tout ça, Pascal Marocci et son bar américain, "Chez Praline" se retrouve le cul entre deux chaises : à droite, le business et l'argent qui ont tendance à donner dans le vert de gris et
l'imprimé Vichy. A gauche, l'amour de Séraphine, la résistance et la protection de ces drôles d'intellos et d'artistes qui se cachent dans les plis de la ville, le temps de pouvoir filer à l'anglaise par
la mer. (évocation à peine voilée du réseau "
Varian Fry" mais sous une forme romancée)
Ce qui fait tout le sel, à mon avis, ce qui lie tout cela et fait tenir cette histoire, c'est d'une part les personnages secondaires, leurs noms évocateurs et leurs caractères bien trempés ; mais
surtout la couleur de la langue, des mots, de l'intonation que
Patrick Cauvin a su retrouver. Que l'on pense à "Ma Quique", à "Mémé Marocci" ou à "Mayonnaise" (une "gagneuse" dont je
vous laisse imaginer l'origine élégante du surnom...) et je les entends presque parler, s'apostropher, se chambrer comme nous savons si bien le faire. Et bien cette oralité qui troue les pages,
cette couleur c'est là le vrai tour de force de Cauvin. C'est la voix qu'il a réussi à donner à cet autre personnage essentiel du roman : Marseille.
Bien sûr, certaines subtilités, certaines façons de s 'exprimer évoqueront plus de choses aux Marseillais ou aux Provençaux. Mais à vous tous, Lyonnais, Lillois, Parisiens, venez lire, venez
sentir, venez ouïr cette ville dont Cauvin a su capter un peu de l'âme.