L'Ange sur le pont

On peut commencer la lecture de ce recueil de nouvelles par la dernière, "Le Nageur" (où le mouvement du retour à la maison, qui conduit vers une forme de déchéance, d'épuisement, me semble faire écho à la première nouvelle du recueil, "Les Hartley", dans laquelle le mouvement circulaire du remonte-pente emprunté avec frénésie par les skieurs entraîne la mort).
J'ai découvert "Le Nageur" grâce à un dialogue entre deux personnages, Alex et Christy, dans le roman de Nina Allan, La Course :
"Il se rappela avoir lu la nouvelle de Cheever "Le nageur" en croyant qu'il allait la détester parce que la couverture grise et verte du recueil donnait l'impression que Cheever était ennuyeux. le récit se révéla être fascinant, presque magique, et Alex finit par lire toutes les nouvelles du livre. Elles étaient bizarres, mais il les adora.
"Vous aimez Cheever ?" demanda Christy. Elle était entrée dans le salon sans qu'il s'en aperçoive. Alex se retourna prestement, le recueil de Cheever toujours en main. Christy apportait sur un plateau deux grandes tasses, légèrement fumantes, et une assiette de biscuits fourrés à la crème.
"Ça fait une éternité que je ne l'ai pas relu, avoua Alex. Depuis le lycée, en fait." Il replaça soigneusement le livre sur son rayon. Christy posa le plateau sur la table basse.
"Je crois que Cheever est très spécial, dit-elle. La plupart de ses nouvelles datent de plus de cinquante ans, c'est étrange, quand on y pense. Je trouve qu'elles n'ont pas vieilli du tout.
- Une de nos profs disait qu'à son avis les nouvelles de Cheever décrivaient essentiellement le déclin progressif et la chute de la bourgeoisie", dit Alex. (...)
"Je suppose que c'est vrai, dit Christy. Mais je n'aime pas considérer ses nouvelles sous cet angle, ça leur donne un caractère pompeux qu'elles n'ont pas. Cheever s'intéressait aux gens, pas à la politique. Il s'intéressait à la manière dont l'existence des gens ordinaires peut finir par se détacher de la réalité. C'est comme ça que je l'ai lu, en tous cas.
- Je crois que vous avez raison", dit Alex, se souvenant de ses impressions lors de sa première lecture du "Nageur". Une nouvelle terrifiante, même s'il ne s'y passait pas grand-chose, sinon qu'un type décidait de s'imposer un défi insolite, une sorte de marathon des piscines."
(Nina Allan, La Course, éd. Tristram, 2017, p. 244-245)

De loin le meilleur recueil de nouvelles de Cheever, qui réussit là une admirable peinture de la bourgeoisie blanche américaine des années 1950-60, de sa conviction inconsciente que l'âge d'or matérialiste dont elle se prévaut n'est qu'une illusion - d'où ses névroses.
On aimerait une fois de plus que le crédit du "Nageur" (superbe dernière nouvelle) revienne entièrement à son auteur et non aux gens qui se contentèrent de l'adapter et de le jouer au cinéma ("The Swimmer", 1968)...
Cet effacement systématique, par des médias coupables, des écrivains au profit des réalisateurs qui adaptent leurs oeuvres et des acteurs qui jouent leurs personnages est d'une terrible injustice.

L' ANGE SUR LE PONT de JOHN CHEEVER
Avec le Ver Dans la Pomme et Insomnies, l'Ange sur le Pont complète les Stories de John Cheever pour lesquelles il reçut le Pulitzer 1979. Une quinzaine de nouvelles qui prennent place à Shaddy Hill, banlieue chic où l'on s'ennuie ferme dans de belles maisons avec piscines. On essaye de retarder le début de prise des cocktails en soirée pour éviter l'ivresse mondaine qui fait des ravages. On observe les couples qui se délitent, on pressent les fantasmes et les obsessions, on note les petits changements qui préfigurent séparations ou simples aventures sans lendemains. Ma nouvelle préférée est celle d'un homme qui découvre qu'une législation locale interdit de mourir où l'on réside et donc aucune entreprise de pompes funèbres ne peut s'occuper du corps du défunt, alors, que faire, délicieusement absurde.
Un grand plaisir de lecture avec ces nouvelles. écrites entre 1948 et 1976.