AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9791032927977
176 pages
L'Observatoire (23/08/2023)
3.47/5   45 notes
Résumé :
Il y a quelque chose de magique à Sjena, Pierre le sent ; le garçon voit bien l’effet étrange qu’ont l’île, ses ruines et ses criques hantées sur son petit frère, le délicat Orphée, et surtout sur sa mère – car c’est à Sjena que la sibylline Bérénice quitte ses oripeaux de tristesse pour devenir la danseuse flamboyante que les deux enfants vénèrent.
Il y a quelque chose de tragique à Sjena, lorsque les lieux menacent d’engloutir Bérénice. Orphée, lui, sait c... >Voir plus
Que lire après Pour qui s'avance dans la nuitVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (19) Voir plus Ajouter une critique
3,47

sur 45 notes
5
5 avis
4
6 avis
3
5 avis
2
3 avis
1
0 avis
« C'est notre dernier été tous ensemble, Pierre.»
Telle une funeste prémonition, le roman s'ouvre sur cette terrible déclaration de Bérénice à son fils aîné. Dès lors, Pierre, narrateur et témoin impuissant d'une fin annoncée, raconte la parenthèse (dés)enchantée de ces dernières vacances passées, comme chaque année, avec sa mère et son jeune frère, Orphée, sur la petite île de Sjena, terre de leurs ancêtres, perdue dans la mer Adriatique. Une île hors du temps, presque primitive, surnommée « l'île des ombres », mais sur laquelle souffle encore un vent de liberté. Une île qui semble dotée d'un étrange pouvoir, capable d'éveiller chez les siens une mélancolie enfouie, empreinte de nostalgie et de folie…

Dans son deuxième roman, Claire Conruyt revisite de manière originale le mythe d'Orphée et Eurydice, la reine de l'ombre ayant remplacée l'amante perdue, dans cette fable aux allures de tragédie grecque. Bérénice tient à merveille son rôle d'héroïne tragique, offrant le portrait d'une mère aimante mais abusive, prête à tous les sacrifices pour ses enfants mais capable de les entraîner sans concession dans sa tourmente.

Pierre, en tant qu'acteur mais aussi spectateur de cette lente descente aux enfers, rend habilement la montée progressive de la folie. La tension est croissante, palpable et l'onirisme du texte ne suffit pas toujours à en masquer l'horreur, notamment dans cette scène de chasse à l'enfant particulièrement oppressante…. Une intensité se dégage du texte, mais également un sentiment de confusion qui le rend parfois difficile à suivre… C'est beau et triste à la fois.

Les chapitres sont brefs et la plume poétique, marquée par une forte puissance évocatrice, presque incantatrice, nous place sans cesse à la limite du rêve. Il y a chez Claire Conruyt une vraie qualité littéraire. La mise en scène est soignée, l'atmosphère sombre est inquiétante à souhait, néanmoins, malgré toutes ces qualités, il m'a manqué quelque chose pour être vraiment touchée par cette histoire. Pierre, dans sa normalité, n'a pas su m'emporter dans le tourbillon de folie qui entraîne sa mère et son frère dans les méandres de leur intériorité et c'est avec une certaine distance que j'ai suivi le récit de cette jeunesse qui s'achève et de cette innocence perdue… Un roman qui m'a rappelé le superbe roman d'Olivier Bourdeaut : « En attendant Bojangles », la légèreté en moins…
Commenter  J’apprécie          230
Où es-tu Bérénice?

Dans son nouveau roman Claire Conruyt raconte le séjour d'une mère et de ses enfants sur une île de l'Adriatique. Un dernier séjour qui est aussi une quête spirituelle, un adieu à l'enfance, une fuite éperdue.

Le ferry qui accoste à Sjena compte parmi ses passagers Bérénice, Pierre et Orphée. Une mère et ses deux enfants étreints par l'émotion. Ils retrouvent une terre qu'ils chérissent, la promesse d'une parenthèse enchantée durant laquelle ils retrouvent Anouk, restée à demeure.
"L'île était un continent inexploré. du moins, c'était ainsi que nous la percevions. C'était une terre originelle où la violence n'avait pas encore été matée. Une terre d'asile où se retrouvaient
les affranchis. Les marginaux. Il n'y avait ni rang ni hiérarchie. (...) C'était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions."
Et de fait, les premiers jours sont idylliques. Un parfum de liberté emplit l'air chaud. La mer est belle, les enfants insoumis. "Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s'érigeait, un mur épais que personne n'osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d'être de retour à l'heure du dîner. le reste nous regardait, nous n'avions aucun compte à rendre."
Mais au fil des jours, la belle harmonie est troublée tout à la fois par les garçons qui se laissent aller à quelques rites initiatiques loin d'être anodins, mais surtout par la fièvre qui gagne Bérénice. Derrière le feu de la passion, derrière l'admiration, derrière l'envie, on sent poindre la jalousie, l'incompréhension, le drame.
Si la beauté et la faconde d'Orphée séduisent les îliens, elle commence à irriter Pierre. Tout comme ses talents de conteur, lui qui est capable de ressusciter la mémoire de Sjena "en donnant une voix aux maisons abandonnées".
Car ce petit frère qui aime raconter des histoires, qui est capable de "repeupler cette île désolée de destins superbes", peut aussi être le messager de l'apocalypse. Alors sa beauté devient inquiétante. "On ne lui donnait pas d'âge, il avait les traits d'un immortel."
Les rêves - que l'autrice nous livre tout au long du roman - se transforment alors en cauchemar. Petit à petit, on voit poindre la folie. Comme une vague qui enfle et grossit, elle va venir briser ce séjour. Pierre essaie de résister, mais Orphée décline en voyant sa mère, sa complice, s'enfoncer "incapable, désormais, de la suivre dans sa folie." Elle s'absente de plus en plus fréquemment jusqu'au moment où elle ne reparaît plus.
Claire Conruyt réussit parfaitement à rendre l'atmosphère de ce paradis qui va finir par devenir un enfer. Elle montre aussi combien la quête désespérée de Pierre et d'Orphée pour retrouver leur mère.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
Commenter  J’apprécie          230
L'année dernière, entre les murs d'un couvent discret, j'ai fait trois rencontres. Celle d'une jeune romancière d'abord, puis celles des deux religieuses à la lumineuse connivence dont elle dressait alors des portraits superbes. C'était un premier roman, ça s'appelait "Mourir au monde" et j'étais conquis.

Un an et demi plus tard, c'est avec joie et curiosité (mais aussi un peu d'appréhension !) que je retrouve l'écriture délicate et poétique de Claire Conryut, pour cette seconde parution au titre sibyllin et à la quatrième de couverture tout aussi énigmatique. Il y est question d'une île, de ruines et de criques hantées, d'une danseuse flamboyante et d'une mer belliqueuse... Tout ça est plutôt vague, vous en conviendrez.

Alors enfin j'ai ouvert le livre, et Bérénice était là. Baroque, fantasque, lunatique.
D'elle on ne sait presque rien sinon son goût pour la peinture et l'art sous toutes ses formes, son humeur changeante et l'attraction qu'exerce sur elle l'île de Sjena où elle s'en va trouver refuge quand sa mélancolie chronique la submerge.
De ses deux enfants on ne sait guère plus, si ce n'est qu'ils se prénomment Pierre (l'ainé) et Orphée (le cadet). On ignore tout le reste, de leur âge à l'identité de leur géniteur (dont pas une fois il n'est fait mention).
Quant à Sjena, petite île perdue quelque part en mer Adriatique, inutile de chercher à la localiser sur une carte : elle n'existe pas plus que celles de l'Atlantide ou des Hespérides.

C'est ainsi dans un cadre géographique (et temporel) particulièrement flou que Claire Conryut situe ses trois personnages, tissant autour d'eux une sorte de drame antique plein d'excentricité, d'étrangeté et de mystère...
Qui donc est cette femme instable, dont la folie se précise au fil des pages, et qui déborde d'un amour quasi-toxique pour son fils cadet ? Quels sont les pouvoirs qu'elle prête au jeune Orphée, le chérubin-musicien-poète qu'elle vénère comme un demi-dieu ? Comment Pierre, le narrateur de ce curieux conte onirique va-t-il s'accommoder du rôle d'intermédiaire qui lui est dévolu, entre une mère à la personnalité si insaisissable et un petit frère aux talents prodigieux ? Que signifient ces rêves cryptiques, partagés en duo à la nuit tombée dans les ruines d'une église éventrée "sonnant des heures aléatoires" ?
Il est vite apparu que la plupart de ces questions resteraient sans réponses : dès les premiers chapitres j'ai su que cette lecture serait particulière, immédiatement j'ai compris que je ne comprendrai rien (ou presque).

Et pourtant quel délice de se laisser porter par la prose poétique et soignée de Claire Conryut, teintée de mysticisme et de mythologie !
Quel étonnant voyage que celui qui nous est proposé sur cette île hors du temps et peuplée de fantômes, cette île "qui ne se donne pas à n'importe qui" mais qui "éprouve les âmes avant de se révéler" !
Et pour finir, bien sûr, quelle étrange famille ! Les liens qui unissent les deux frères sont troublants, et la relation établie entre Orphée et Bérénice - l'un sublimant la folie de l'autre - est d'une nature et d'une intensité telles que le lecteur en vient à éprouver à son égard un malaise évident.
D'ailleurs la jolie couverture (Maxfield Parrish / "Soirée étoilée" / 1900, pour ceux que ça intéresse), donnait déjà à elle seule une idée assez juste de l'atmosphère envoutante et des curieuses impressions qu'allait produire cette histoire tragique, celle d'une "femme perdue dans le bleu", d'une "reine des eaux dormantes"...

Entre rêve et réalité, Claire Conryut signe donc avec "Pour qui s'avance dans la nuit" un deuxième roman réussi, ouvert à bien des interprétations...
En plus de toutes les autres, elle ne manque pas de soulever une dernière question : "peut-on suivre quelqu'un jusque dans sa folie ?"
Et d'y répondre dans la foulée : "Sans doute, oui, si on l'aime vraiment".
Commenter  J’apprécie          156
Le premier roman de Claire Conruyt , « Mourir au monde » avait été pour moi un énorme coup de coeur. L'auteure racontait avec une grande poésie, l'histoire d'une amitié et d'un affect très puissant qui allait se créer entre deux soeurs d'un couvent.
*
Son deuxième roman est tout à fait différent de son premier, même si j'ai retrouvé sa même belle poésie et son lyrisme.

Nous suivons le chemin de vie de Bérénice, une femme mystérieuse et seule, une femme sombre qui souffre et qui semble souvent côtoyer la folie. A moins que ce soit cette île qui la transforme ?
Il est difficile de savoir dès le départ, si elle veut s'échapper du monde présent ou si elle pense retrouver ce monde nouveau sur cette dite île étrange où elle se réfugie chaque année.

Bérénice est accompagnée par ses deux fils, très différents l'un de l'autre. Il y a déjà le petit Orphée, le doux rêveur qui voue un amour infini à sa mère. Je l'ai senti déterminé à suivre sa mère et son ombre, jusqu'au bout du monde, jusque dans sa démence, jusqu'en enfer, jusque dans la mort.

Et puis il y a Pierre, le fils ainé, qui a les deux pieds plus ancrés à la terre. Pierre qui souffre parfois de cette relation fusionnelle qui existe entre la mère et son petit frère.
D'instinct, Pierre sait que sa maman et Orphée sont des êtres fragiles, beaucoup trop plongés dans leurs songes.
Malgré son jeune âge, il s'est donné une mission, celle de les protéger d'eux-mêmes et des menaces du monde extérieur de cette île. Une île qui lui semble aussi inquiétante que magique.
*

Par ce roman, Claire Conruyt m'a propulsé dans un univers étourdissant.
Un univers où j'ai constamment et délicieusement oscillé entre un monde réel et un monde onirique, entre la raison et la folie, entre la lueur du jour et les étoiles de la nuit, entre la douceur d'une mère et la fraicheur d'un lac, entre les rêves d'enfant et ses cauchemars, entre la luminosité de la vie et l'obscurité de la mort, entre le chant des anges et l'appel fascinant du néant.

Un monde où les êtres se transformaient et se métamorphosaient, et d'autres qui restaient impassibles se figeant pour une éternité.
*

Je vous invite à découvrir ce roman étrange, où j'ai vu souffler le murmure des rêves, où j'ai entendu les cris des coeurs, où j'ai senti parfois le grondement sourd des silences.


Commenter  J’apprécie          175
Aïe, aïe, aïe,grosse déception : où est passée la Claire Conruyt de : Mourir au monde?que j'avais lu ,il y a deux ans dans le cadre de : Terres de Paroles 1er roman ,1ères paroles.?
Je l'avais classé 1er dans mon vote et hélas c'est Blizzard qui a obtenu le 1er prix mais elle était 2ème tout de même.
Et la je suis restée au bord du chemin impossible de " rentrer " dans cette invraisemblable histoire!
Bérénice est un mythe grec ,amoureuse de Titus .
Orphée est marié à Eurydice qui ,le jour de ses noces est mordue par un serpent et meurt .Orphée aura ( grâce à un Dieu je ne sais plus lequel?) le pouvoir de la faire revenir à la vie a une seule condition qu'il ne la regarde pas lors de son retour à la vie et malheureusement il se retournera et Eurydice sombrera à nouveau .
Dans ce roman Orphée est le fils de Bérénice et le petit frère de Pierre.
Une relation étrange, je dirais presque malsaine unit la mère et le fragile et délicat Orphée.
Surtout lors de leur arrivée sur l'île de sjena.
Les lieux sont étranges charges de mythes ,de fantômes.Pierre malgré le manque de tendresse de sa mère fait tout ce qu'il peut pour protéger son petit frère ,qui est en adoration devant une mère qui si j'ai bien compris a des crises de folie.
Est - ce un conte gothique?
Je m'y suis perdue et je n'ai toujours pas trouvé le sens ou la morale de cette histoire??
LA fin je ne l'ai pas comprise non plus ???
Bref pour moi une grosse déception !!!
Drôle de coïncidence, mon petit fils vient d'apprendre ce mythe , il est en 6ème et le Dieu est Hadès le maitre des enfers, merci Thomas.
⭐⭐
Commenter  J’apprécie          90


critiques presse (1)
LeFigaro
05 septembre 2023
Un deuxième roman singulier et réussi.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Ma mère danse sur un lac de glace, enlacée par une épaisse forêt noire. Seule, elle glisse sur des eaux immobiles, les bras en croix et la poitrine offerte à un ciel nu, sans relief ni nuages. Depuis le rivage, je la regarde triompher de ce paysage mort, de ce qui, en dessous, gronde. Le sol, bien que gelé, est trop mince. Belle imprudente, ma mère avance pourtant. J’entends l’immonde bruit de la glace qui rompt, un râle lointain, le bruit du fer qui grince et menace d’exploser. Je hurle, mais elle ne m’entend pas. Ma mère
poursuit sa danse macabre et sourit. Tout autour, le chaos. Elle valse, elle tourne sur elle-même et, d’un seul élan, projette son corps dans les airs. Suspendue au ciel, ma mère embrasse le vide, tend les bras comme pour rejoindre son créateur. Mais ici, Dieu est absent. Ralentie dans sa course par une mystérieuse force, elle
se déplace comme l’on se déplace sous l’eau. La bise glaciale, celle qui, il y a un instant, me mordait la nuque, tombe. Le monde se tait. Ma mère est paralysée. Je sens ma mâchoire se délier et ma bouche s’agrandir mollement. Mon cri, un cri urgent, ne vient pas. Ce monde n’en veut pas. Il est déjà trop tard. Le corps de ma mère cède à la gravité et s’écrase contre la monstrueuse surface blanche.
*
Ce soir-là, j’ai rêvé que ma mère dansait sur un lac de glace avant de disparaître, engloutie par les eaux. À mes côtés, mon petit frère dormait, je l’entendais inspirer, expirer profondément, et le bruit de ce souffle régulier agissait sur moi comme celui des vagues qui avancent. Allongé dans notre chambre, à même la pierre, je me perdais dans une nuit que la lucarne perçant le toit avait capturée. L’air était doux. Un chat est venu s’allonger sur la vitre encore tiède et m’a fixé. Des yeux jaunes à la pupille pleine et dans laquelle je croyais déceler un présage.
Je me suis endormi.

— C’est notre dernier été tous ensemble, Pierre.
Ma mère chuchotait, comme si elle me confiait là un grand secret.
— C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage… Ce sera inoubliable.
Elle chuchotait.
— Je crois que j’attends cela depuis toujours…
Il était tard, nous étions en avance, le ferry n’accosterait pas avant deux heures. Gagné par la fatigue, mon petit frère s’était assoupi sur les genoux de ma mère.
— Tu as vu comme il dort ?
Ses boucles noires couvraient son front, et son corps mince, ainsi recroquevillé, tenait sur la longueur d’un petit banc. Il se reposait comme les enfants se reposent avant un grand départ. Il rêvait, je le voyais à ses yeux qui roulaient sous ses paupières. Ma mère lui caressait la joue.
— Orphée… tout va bien. Nous partons.
C’était le soir. Nous étions seuls, seuls sur la berge déserte d’une ville née au bord de l’eau. Devant nous, la mer s’étendait, vaste et tranquille, mortellement silencieuse. Je sentais un monde entier vibrer. Un monde composé des choses, vivantes comme mortes, que les eaux avaient absorbées. Je distinguais le mât blanc d’un voilier que le ciel avait déposé là, et que la
brise faisait tanguer de droite à gauche.
— Nous partons, répétait ma mère.
Comme une prière. Elle avait dû sentir mon inquiétude tandis que je fixais la pénombre.
— Pierre, nous partons, ça y est. Nous retrouvons notre île adorée.
Le ferry arrivait, nous allions y passer la nuit. Orphée dormait toujours.
— Fais comme lui. Prends des forces.

Rejoindre l’île revenait à quitter le monde, la flamboyante côte n’était plus qu’une frange sombre piquée de taches lumineuses. Peu à peu, elle disparaissait.
— Sjena, murmurait ma mère, penchée par-dessus la balustrade, une main nouant ses cheveux pris dans le vent. L’île des ombres…
L’île de nos ancêtres à la vie si misérable nous attendait.
À chaque voyage, ma mère nous racontait l’existence de ceux dont nous partagions le sang. Les mêmes mots, toujours, pour la décrire: une vie dure, impitoyable, une vie de labeur. Les femmes aux champs de pommes de terre, les hommes à la mer. Elles, aussi solides que la roche de cette île, qui, lorsqu’il le fallait, regagnaient la côte pour se donner aux marins de passage. Eux, qui pêchaient, vendaient, puis repartaient.
Certains disparaissaient pendant des mois. D’autres ne revenaient pas.
— L’Adriatique porte leur histoire, murmurait ma mère. Ce n’est pas une mer comme les autres… Elle a l’air calme, n’est-ce pas? Mais elle est changeante, imprévisible. Le matin, c’est un lac. L’après-midi, c’est un torrent. Le soir, c’est un gouffre. Orphée ne dormait plus.
— Ce n’est pas une mer comme les autres, mes fils…

Nous arrivions. Nous arrivions car, au loin, le clocher de l’église blanche s’élevait. C’était l’empreinte de l’île, son joyau.
Orphée, envoûté par cette chapelle qui depuis toujours l’appelle, l’a désignée du doigt, un sourire radieux aux lèvres.
— Terre !
Ma mère a couru et l’a pris dans ses bras.
— Terre ! Terre, mon Orphée…
Le clocher nous guettait. Je sentais que nous passions d’un monde à l’autre. Ma mère, tout entière penchée par-dessus bord, a tendu son bras pâle, l’a allongé jusqu’à, croyait-elle, frôler cette tour, cette petite aiguille au sommet de laquelle, bien qu’on ne la distinguât pas encore tout à fait, s’élevait une croix de fer.
— Mon église… Ma blanche église au ventre sombre.
Le clocher irradiait et ma mère, envoûtée, murmurait des paroles inaudibles. Son bras tendu et son corps étaient parfaitement immobiles, elle semblait ne plus respirer et sa peau, blanche, si blanche, s’était comme pétrifiée.

Mais elle me voyait l’observer.
— Qu’est-ce que tu veux ? a-t-elle pesté.
Orphée m’a regardé. J’ai fermé les yeux.
— Rien… Tu es belle, c’est tout.

L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie.
Le pauvre se parait de mille richesses, la laideur était une beauté convoitée, le doyen écoutait religieusement les sages enseignements du benjamin. Tout était comme inversé. « Ici, les dieux vivent avec les bêtes », disait ma mère. On mangeait avec les doigts, on attaquait en montrant les dents, on chassait la nuit en grognant. C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.
Nous nous approchions du petit port, là où Anouk devait nous attendre depuis l’éternité.
— Mon Anouk adorée! hurlait ma mère depuis le pont. Tu es là, tu es là !
Les deux amies exultaient, se saluaient de loin par de grands gestes et riaient aux éclats.
— Oh, je pourrais sauter dans l’eau tout de suite et la rejoindre ! s’impatientait ma mère.
C’était chaque fois la même scène : ma mère courant jusqu’à la cabine du capitaine en le pressant d’arriver. Et l’homme de renchérir mollement :
— Da… da… We arrive, we arrive…
Commenter  J’apprécie          10
La nuit, j'empêchais désormais Orphée de rejoindre ma mère. Nous nous cachions dans l'armoire et observions à travers la fente des battants en bois Bérénice, hagarde, retournant le lit et fouillant les draps. Orphée plongeait son visage dans mon cou. Son petit corps contre le mien, je l'enveloppais de mes bras et nous transpirions, nous suffoquions, pris au piège. Je passais mes doigts dans ses boucles, je le berçais très légèrement, le regard toujours rivé sur ma mère qui grognait. Pleurait. S'allongeait dans le lit d'Orphée, désespérée de devoir affronter ses monstres seule.
Peu à peu, elle s'est éloignée de nous. Elle nous évitait, se réfugiait chez Anouk ou dans la mer. Orphée déclinait, malade de la laisser dériver ainsi, mais incapable, désormais, de la suivre dans sa folie. Aux heures d'inquiétude, celles durant lesquelles elle s'absentait, succédaient des jours d’insouciance et le sentiment d'avoir retrouvé un paradis perdu. Orphée m'accompagnait dans mes expéditions, mes grandes explorations de l'île. Je nageais avec lui jusqu'à la dépouille d'une torpille dormant au fond de l'eau. Elle pouvait contenir un homme, même deux. p. 120
Commenter  J’apprécie          100
L'élégance est un parfum exaltant et délicat. C'est le murmure d'une confidence et le silence courtois qui s'ensuit. L'élégance est un grand regard rêveur, une clarté dans la pupille. Elle est puissante et fragile : de la porcelaine peut-être, ou de la soie plutôt. L'élégance est citadine, elle ne prospère pas seule. Elle s'impose, se voit, s'entend mais avance discrètement. L'élégance est sensuelle, insaisissable. Elle captive, elle envoûte, elle fait toutes les promesses du monde sans jamais se donner absolument. En cela, l'élégance est irrésistible et cruelle. L'élégance s'ennuie. [..]
Commenter  J’apprécie          50
Orphée devant la mer calme, pareille à un lac immobile béni par la montagne, chantait. C'était une voix pure qui, au petit matin, ressuscitait ce que la nuit avait défait. Les rêves et les cauchemars soudainement accordés par sa musique. Les eaux étaient calmes, d'un bleu inquiétant. À l'aube, elles laissaient apparaître la roche puissante à laquelle s'accrochaient depuis des siècles les oursins inertes. Tout à sa place, tel qu'ordonné par un poète des premiers âges.
Commenter  J’apprécie          50
À Sjena, nous étions des enfants insoumis. Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s'érigeait, un mur épais que personne n'osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d'être de retour à l'heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n'avions aucun compte à rendre.
Depuis quelques jours déjà, les garçons de l’île jouissaient d'une totale indépendance. Leurs cheveux, mordus par le sel, secs comme de la paille, leurs maillots de bain que l’eau et le soleil avaient déteints, leurs pieds noircis et leurs ongles sales témoignaient de leur sauvagerie. Quant à Orphée et moi, nous appartenions encore à un monde civilisé. Nous étions trop propres. Les garçons de l'île avaient le crâne rasé, ce qui leur donnait l'air de petits hommes féroces, quand mon frère et moi n'avions de cesse de dégager les boucles d'hiver qui nous barraient le front. L'un des gamins, plus grand que moi, un blond rugueux dont je ne reconnaissais pas le visage, a empoigné d’une main l’une des mèches de mon frère. De l'autre, il mimait des coups de ciseaux. p. 34
Commenter  J’apprécie          10

Videos de Claire Conruyt (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Claire Conruyt
L'émission complète : https://www.web-tv-culture.com/emission/claire-conruyt-mourir-au-monde-52953.html
Ecrire pour exister, ce pourrait être la devise de Claire Conruyt qui dès l'enfance a trouvé dans les livres, non pas un refuge, mais bien un terrain d'évasion et de découvertes.
Elle commence à écrire pour elle-même suit des études littéraires, tout naturellement devient journaliste et intègre l'équipe du Figaro.
Néanmoins, son souhait de publier ne la quitte pas. de son parcours personnel et de ses rencontres, elle entame l'écriture de ce qui sera son premier roman.
Trois ans après avoir couché les premiers mots, voici donc « Mourir au monde » publié aux éditions Plon.
Soeur Anne est religieuse depuis plusieurs années. La mère supérieure la missionne pour accueillir la jeune Jeanne, postulante qui souhaite intégrer la congrégation en tant que novice. L'enthousiasme, la fraicheur et la candeur de l'une va alors se confronter à l'aigreur, l'interrogation, le mal être de l'autre.
Car soeur Anne, sans avoir perdu la foi, ne trouve plus la joie et le souffle de la vocation.
L'une et l'autre parviendront-elles à se comprendre, à s'aider et à poursuivre leur chemin ?
Pour son premier roman, Claire Conruyt nous entraine donc dans l'univers d'un couvent où tout se dit à bas mots, où un regard a autant de poids qu'une longue phrase.
La jeune romancière nous offre une histoire de notre temps, bien qu'ancrée dans un monde éloigné du nôtre, un regard sur les choix de vie, la peur de décevoir, l'appréhension des lendemains, sa place auprès des autres.
Une écriture simple, belle, littéraire et poétique pour cette rencontre entre deux femmes qui se tendent mutuellement un miroir.
Dans ce décor serein du couvent, la tension reste palpable, la mère supérieure observe. Soeur Anne et Jeanne trouveront-elles leur voie ?
Ce roman est une vraie réussite et permet de découvrir un nouveau talent.
C'est un coup de coeur
« Mourir au monde » de Claire Conruyt est publié chez Plon.
+ Lire la suite
autres livres classés : réalisme magiqueVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Autres livres de Claire Conruyt (1) Voir plus

Lecteurs (99) Voir plus



Quiz Voir plus

Famille je vous [h]aime

Complétez le titre du roman de Roy Lewis : Pourquoi j'ai mangé mon _ _ _

chien
père
papy
bébé

10 questions
1429 lecteurs ont répondu
Thèmes : enfants , familles , familleCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..