(Les premières pages du livre)
Ma mère danse sur un lac de glace, enlacée par une épaisse forêt noire. Seule, elle glisse sur des eaux immobiles, les bras en croix et la poitrine offerte à un ciel nu, sans relief ni nuages. Depuis le rivage, je la regarde triompher de ce paysage mort, de ce qui, en dessous, gronde. Le sol, bien que gelé, est trop mince. Belle imprudente, ma mère avance pourtant. J’entends l’immonde bruit de la glace qui rompt, un râle lointain, le bruit du fer qui grince et menace d’exploser. Je hurle, mais elle ne m’entend pas. Ma mère
poursuit sa danse macabre et sourit. Tout autour, le chaos. Elle valse, elle tourne sur elle-même et, d’un seul élan, projette son corps dans les airs. Suspendue au ciel, ma mère embrasse le vide, tend les bras comme pour rejoindre son créateur. Mais ici, Dieu est absent. Ralentie dans sa course par une mystérieuse force, elle
se déplace comme l’on se déplace sous l’eau. La bise glaciale, celle qui, il y a un instant, me mordait la nuque, tombe. Le monde se tait. Ma mère est paralysée. Je sens ma mâchoire se délier et ma bouche s’agrandir mollement. Mon cri, un cri urgent, ne vient pas. Ce monde n’en veut pas. Il est déjà trop tard. Le corps de ma mère cède à la gravité et s’écrase contre la monstrueuse surface blanche.
*
Ce soir-là, j’ai rêvé que ma mère dansait sur un lac de glace avant de disparaître, engloutie par les eaux. À mes côtés, mon petit frère dormait, je l’entendais inspirer, expirer profondément, et le bruit de ce souffle régulier agissait sur moi comme celui des vagues qui avancent. Allongé dans notre chambre, à même la pierre, je me perdais dans une nuit que la lucarne perçant le toit avait capturée. L’air était doux. Un chat est venu s’allonger sur la vitre encore tiède et m’a fixé. Des yeux jaunes à la pupille pleine et dans laquelle je croyais déceler un présage.
Je me suis endormi.
— C’est notre dernier été tous ensemble, Pierre.
Ma mère chuchotait, comme si elle me confiait là un grand secret.
— C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage… Ce sera inoubliable.
Elle chuchotait.
— Je crois que j’attends cela depuis toujours…
Il était tard, nous étions en avance, le ferry n’accosterait pas avant deux heures. Gagné par la fatigue, mon petit frère s’était assoupi sur les genoux de ma mère.
— Tu as vu comme il dort ?
Ses boucles noires couvraient son front, et son corps mince, ainsi recroquevillé, tenait sur la longueur d’un petit banc. Il se reposait comme les enfants se reposent avant un grand départ. Il rêvait, je le voyais à ses yeux qui roulaient sous ses paupières. Ma mère lui caressait la joue.
— Orphée… tout va bien. Nous partons.
C’était le soir. Nous étions seuls, seuls sur la berge déserte d’une ville née au bord de l’eau. Devant nous, la mer s’étendait, vaste et tranquille, mortellement silencieuse. Je sentais un monde entier vibrer. Un monde composé des choses, vivantes comme mortes, que les eaux avaient absorbées. Je distinguais le mât blanc d’un voilier que le ciel avait déposé là, et que la
brise faisait tanguer de droite à gauche.
— Nous partons, répétait ma mère.
Comme une prière. Elle avait dû sentir mon inquiétude tandis que je fixais la pénombre.
— Pierre, nous partons, ça y est. Nous retrouvons notre île adorée.
Le ferry arrivait, nous allions y passer la nuit. Orphée dormait toujours.
— Fais comme lui. Prends des forces.
Rejoindre l’île revenait à quitter le monde, la flamboyante côte n’était plus qu’une frange sombre piquée de taches lumineuses. Peu à peu, elle disparaissait.
— Sjena, murmurait ma mère, penchée par-dessus la balustrade, une main nouant ses cheveux pris dans le vent. L’île des ombres…
L’île de nos ancêtres à la vie si misérable nous attendait.
À chaque voyage, ma mère nous racontait l’existence de ceux dont nous partagions le sang. Les mêmes mots, toujours, pour la décrire: une vie dure, impitoyable, une vie de labeur. Les femmes aux champs de pommes de terre, les hommes à la mer. Elles, aussi solides que la roche de cette île, qui, lorsqu’il le fallait, regagnaient la côte pour se donner aux marins de passage. Eux, qui pêchaient, vendaient, puis repartaient.
Certains disparaissaient pendant des mois. D’autres ne revenaient pas.
— L’Adriatique porte leur histoire, murmurait ma mère. Ce n’est pas une mer comme les autres… Elle a l’air calme, n’est-ce pas? Mais elle est changeante, imprévisible. Le matin, c’est un lac. L’après-midi, c’est un torrent. Le soir, c’est un gouffre. Orphée ne dormait plus.
— Ce n’est pas une mer comme les autres, mes fils…
Nous arrivions. Nous arrivions car, au loin, le clocher de l’église blanche s’élevait. C’était l’empreinte de l’île, son joyau.
Orphée, envoûté par cette chapelle qui depuis toujours l’appelle, l’a désignée du doigt, un sourire radieux aux lèvres.
— Terre !
Ma mère a couru et l’a pris dans ses bras.
— Terre ! Terre, mon Orphée…
Le clocher nous guettait. Je sentais que nous passions d’un monde à l’autre. Ma mère, tout entière penchée par-dessus bord, a tendu son bras pâle, l’a allongé jusqu’à, croyait-elle, frôler cette tour, cette petite aiguille au sommet de laquelle, bien qu’on ne la distinguât pas encore tout à fait, s’élevait une croix de fer.
— Mon église… Ma blanche église au ventre sombre.
Le clocher irradiait et ma mère, envoûtée, murmurait des paroles inaudibles. Son bras tendu et son corps étaient parfaitement immobiles, elle semblait ne plus respirer et sa peau, blanche, si blanche, s’était comme pétrifiée.
Mais elle me voyait l’observer.
— Qu’est-ce que tu veux ? a-t-elle pesté.
Orphée m’a regardé. J’ai fermé les yeux.
— Rien… Tu es belle, c’est tout.
L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie.
Le pauvre se parait de mille richesses, la laideur était une beauté convoitée, le doyen écoutait religieusement les sages enseignements du benjamin. Tout était comme inversé. « Ici, les dieux vivent avec les bêtes », disait ma mère. On mangeait avec les doigts, on attaquait en montrant les dents, on chassait la nuit en grognant. C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.
Nous nous approchions du petit port, là où Anouk devait nous attendre depuis l’éternité.
— Mon Anouk adorée! hurlait ma mère depuis le pont. Tu es là, tu es là !
Les deux amies exultaient, se saluaient de loin par de grands gestes et riaient aux éclats.
— Oh, je pourrais sauter dans l’eau tout de suite et la rejoindre ! s’impatientait ma mère.
C’était chaque fois la même scène : ma mère courant jusqu’à la cabine du capitaine en le pressant d’arriver. Et l’homme de renchérir mollement :
— Da… da… We arrive, we arrive…
La nuit, j'empêchais désormais Orphée de rejoindre ma mère. Nous nous cachions dans l'armoire et observions à travers la fente des battants en bois Bérénice, hagarde, retournant le lit et fouillant les draps. Orphée plongeait son visage dans mon cou. Son petit corps contre le mien, je l'enveloppais de mes bras et nous transpirions, nous suffoquions, pris au piège. Je passais mes doigts dans ses boucles, je le berçais très légèrement, le regard toujours rivé sur ma mère qui grognait. Pleurait. S'allongeait dans le lit d'Orphée, désespérée de devoir affronter ses monstres seule.
Peu à peu, elle s'est éloignée de nous. Elle nous évitait, se réfugiait chez Anouk ou dans la mer. Orphée déclinait, malade de la laisser dériver ainsi, mais incapable, désormais, de la suivre dans sa folie. Aux heures d'inquiétude, celles durant lesquelles elle s'absentait, succédaient des jours d’insouciance et le sentiment d'avoir retrouvé un paradis perdu. Orphée m'accompagnait dans mes expéditions, mes grandes explorations de l'île. Je nageais avec lui jusqu'à la dépouille d'une torpille dormant au fond de l'eau. Elle pouvait contenir un homme, même deux. p. 120
L'élégance est un parfum exaltant et délicat. C'est le murmure d'une confidence et le silence courtois qui s'ensuit. L'élégance est un grand regard rêveur, une clarté dans la pupille. Elle est puissante et fragile : de la porcelaine peut-être, ou de la soie plutôt. L'élégance est citadine, elle ne prospère pas seule. Elle s'impose, se voit, s'entend mais avance discrètement. L'élégance est sensuelle, insaisissable. Elle captive, elle envoûte, elle fait toutes les promesses du monde sans jamais se donner absolument. En cela, l'élégance est irrésistible et cruelle. L'élégance s'ennuie. [..]
Orphée devant la mer calme, pareille à un lac immobile béni par la montagne, chantait. C'était une voix pure qui, au petit matin, ressuscitait ce que la nuit avait défait. Les rêves et les cauchemars soudainement accordés par sa musique. Les eaux étaient calmes, d'un bleu inquiétant. À l'aube, elles laissaient apparaître la roche puissante à laquelle s'accrochaient depuis des siècles les oursins inertes. Tout à sa place, tel qu'ordonné par un poète des premiers âges.
À Sjena, nous étions des enfants insoumis. Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s'érigeait, un mur épais que personne n'osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d'être de retour à l'heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n'avions aucun compte à rendre.
Depuis quelques jours déjà, les garçons de l’île jouissaient d'une totale indépendance. Leurs cheveux, mordus par le sel, secs comme de la paille, leurs maillots de bain que l’eau et le soleil avaient déteints, leurs pieds noircis et leurs ongles sales témoignaient de leur sauvagerie. Quant à Orphée et moi, nous appartenions encore à un monde civilisé. Nous étions trop propres. Les garçons de l'île avaient le crâne rasé, ce qui leur donnait l'air de petits hommes féroces, quand mon frère et moi n'avions de cesse de dégager les boucles d'hiver qui nous barraient le front. L'un des gamins, plus grand que moi, un blond rugueux dont je ne reconnaissais pas le visage, a empoigné d’une main l’une des mèches de mon frère. De l'autre, il mimait des coups de ciseaux. p. 34
L'émission complète : https://www.web-tv-culture.com/emission/claire-conruyt-mourir-au-monde-52953.html
Ecrire pour exister, ce pourrait être la devise de Claire Conruyt qui dès l'enfance a trouvé dans les livres, non pas un refuge, mais bien un terrain d'évasion et de découvertes.
Elle commence à écrire pour elle-même suit des études littéraires, tout naturellement devient journaliste et intègre l'équipe du Figaro.
Néanmoins, son souhait de publier ne la quitte pas. de son parcours personnel et de ses rencontres, elle entame l'écriture de ce qui sera son premier roman.
Trois ans après avoir couché les premiers mots, voici donc « Mourir au monde » publié aux éditions Plon.
Soeur Anne est religieuse depuis plusieurs années. La mère supérieure la missionne pour accueillir la jeune Jeanne, postulante qui souhaite intégrer la congrégation en tant que novice. L'enthousiasme, la fraicheur et la candeur de l'une va alors se confronter à l'aigreur, l'interrogation, le mal être de l'autre.
Car soeur Anne, sans avoir perdu la foi, ne trouve plus la joie et le souffle de la vocation.
L'une et l'autre parviendront-elles à se comprendre, à s'aider et à poursuivre leur chemin ?
Pour son premier roman, Claire Conruyt nous entraine donc dans l'univers d'un couvent où tout se dit à bas mots, où un regard a autant de poids qu'une longue phrase.
La jeune romancière nous offre une histoire de notre temps, bien qu'ancrée dans un monde éloigné du nôtre, un regard sur les choix de vie, la peur de décevoir, l'appréhension des lendemains, sa place auprès des autres.
Une écriture simple, belle, littéraire et poétique pour cette rencontre entre deux femmes qui se tendent mutuellement un miroir.
Dans ce décor serein du couvent, la tension reste palpable, la mère supérieure observe. Soeur Anne et Jeanne trouveront-elles leur voie ?
Ce roman est une vraie réussite et permet de découvrir un nouveau talent.
C'est un coup de coeur
« Mourir au monde » de Claire Conruyt est publié chez Plon.
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